19 novembre 2015

[Paix Liturgique] Cardinal Ranjith : « Nous devons prendre l’Eucharistie au sérieux »

SOURCE - Paix Liturgique - lettre n°517 - 19 novembre 2015

Envoyé spécial du pape François au congrès eucharistique national indien qui vient de se tenir à Mumbai, le cardinal Albert Malcolm Ranjith, archevêque de Colombo (Sri Lanka), a prononcé un très beau discours sur l’eucharistie dont nous vous proposons la traduction des principaux passages. L’envoyé du Saint-Père y souligne tout particulièrement la nature sacrificielle de la communion.

I – LE DISCOURS DU CARDINAL RANJITH
Congrès eucharistique indien, Mumbai, 12 novembre 2015
(traduction Paix liturgique)

Dieu ne saurait être crucifié, ce serait une contradiction estiment les philosophes : comment, en effet, le Tout Puissant pourrait-il être mis à mort ? Pourtant, c’est exactement ce qui est arrivé. C’est ce que Dieu nous dit. L’amour de Dieu manifesté en Jésus est un amour sans égal, un amour qui s’offre en sacrifice. C’est Lui qui nous aime en premier comme l’écrit saint Jean (1 Jean 4, 10). Et cet amour ne finit pas sur la Croix. Au contraire. Dieu voulait rendre son amour éternel et c’est ce qu’il a fait le Jeudi Saint en « sacramentalisant » ce qui devait survenir le Vendredi Saint. Sous les apparences du pain et du vin, il nous a donné sa chair et son Sang en disant « Ceci est mon Corps », « Ceci est mon Sang ». Il a de cette façon rendu sa crucifixion éternelle. S’Il n’avait pas, permettez-moi le mot, « eucharistié » par le Jeudi Saint Sa mort sur la Croix et Sa résurrection, les événements de la Semaine Sainte ne seraient survenus qu’une seule fois dans l’histoire et seraient tombés dans l’oubli comme la mort d’un condamné ou d’un héros. Mais la mort de Jésus est autre chose. Il l’a rendue éternelle et nous a invité à perpétuer continuellement cette offrande de lui-même sur nos autels jusqu’à la fin des temps. Elle est devenue un perpétuel sacrifice d’amour, sans fin et source de vie, salvifique jusqu’à la fin des temps. Il a voulu que nous devenions nous aussi Eucharistie.

Il nous a ordonné d’accomplir ce sacrifice en souvenir de Lui, éternisant de la sorte le Golgotha et ouvrant la porte au salut humain et cosmique : « Faites ceci en mémoire de moi ». Nous savons ainsi que chaque fois que nous célébrons la Très Sainte Eucharistie le mystère du salut est mystiquement et réellement renouvelé sur l’autel. Quelle immense bénédiction pour les pauvres êtres humains que nous sommes ! C’est un signe de l’amour continu de Dieu pour nous. Depuis le jour du Calvaire, tout est redevenu signe d’espérance. Notre vie elle-même a un nouveau sens. Le ciel et la terre sont dorénavant liés par le sacrifice du Christ. Le temps et l’éternité se sont embrassés l’un l’autre. Le péché continue d’être pardonné, malgré sa férocité.

En recevant le Seigneur, nous devenons partie prenante de son sacrifice et sommes ainsi invités à nous fondre en Lui : tandis qu’Il vient en nous, nous devenons membres de Lui. L’Eucharistie comporte donc un appel à être noble dans notre manière d’être, une invitation personnelle à la bonté car nous vivons désormais en Lui. Cet appel est mis en évidence dans la lettre aux Romains de saint Paul : « Je vous conjure donc, mes frères, par la miséricorde de Dieu, de lui offrir vos corps comme une hostie vivante, sainte et agréable à ses yeux, pour lui rendre un culte raisonnable et spirituel. Ne vous conformez point au siècle présent ; mais qu’il se fasse en vous une transformation par le renouvellement de votre esprit, afin que vous reconnaissiez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui est agréable à ses yeux, et ce qui est parfait. » (Rom. 12, 1-2). Dès lors que la réception de la Très sainte Eucharistie nous offre la possibilité de prendre part au Christ et de goûter à l’éternité ici même sur la terre, nous devons prendre l’Eucharistie au sérieux et essayer de conformer nos vies à la dignité nouvelle qui nous est conférée en elle.

Par la communion, le Seigneur et nous devenons un. Saint Paul s’écrie avec joie : « J’ai été crucifié avec le Christ ; et je vis, ou plutôt ce n’est plus moi qui vis, mais c’est le Christ qui vit en moi » ; saint Jean-Marie Vianney renchérit dans Le Petit Catéchisme du Curé d’Ars : « Ô nourriture admirable ! Si l’on n’y prend garde, on se perdrait dans cet abîme d’amour pour l’éternité ! Comme les âmes pures qui ont la joie d’être unies à Notre Seigneur par la communion sont heureuses ! Elles brilleront au paradis comme de superbes diamants parce qu’on verra Dieu en elles. » L’Eucharistie ne se limite pas à la seule célébration sacramentelle. Elle doit inonder nos vies et nous conduire à une transformation de nature céleste. Sinon, elle risque de ne devenir qu’une formalité.

[…]

Biens chers frères, le plus grand défi que nous adresse la Très Sainte Eucharistie est cette invitation à la transformation totale de nos vies. Sans cette transformation, nous courons le risque de finir par n’en faire qu’une formalité privée de sens ou un prétexte de pure satisfaction personnelle égoïste.

L’engagement à la transformation morale, tournant de notre vie et de la vie de l’Église authentiquement évangélisée, est partie intégrante de l’Eucharistie. Comme le rappelle le pape Benoît XVI dansSacramentum Caritatis (n. 82), citant saint Jean-Paul II : « participant au sacrifice de la croix, le chrétien communie à l’amour d’offrande du Christ, et il est habilité et engagé à vivre cette même charité dans tous les actes et tous les comportements de sa vie ». Et Benoît XVI de poursuivre : « une Eucharistie qui ne se traduit pas en une pratique concrète de l’amour est en elle-même tronquée ». En d’autres termes, nous pouvons recevoir le Christ mais sans devenir pour autant membres du Christ. Lors de la Fête-Dieu 2015, le pape François disait que nous nous « désagrégeons » – nous cessons d’avoir part au Christ – « quand nous ne sommes pas dociles à la Parole du Seigneur, quand nous ne vivons pas la fraternité entre nous, quand nous sommes en compétition pour occuper les premiers postes – les arrivistes –, quand nous ne trouvons pas le courage de témoigner de la charité, quand nous ne sommes pas capables d’offrir l’espérance ».

II – LES RÉFLEXIONS DE PAIX LITURGIQUE

1) Le cardinal Ranjith est bien connu de nos lecteurs. Ils savent qu’il a toujours été très bienveillant vis-à-vis du retour de la messe traditionnelle dans la vie de l'Église, procédant à plusieurs reprises à des ordinations pour la Fraternité Saint-Pierre et célébrant fréquemment la messe selon la forme extraordinaire. Ils se souviennent aussi qu’il est un des défenseurs de l’idée de réforme de la réforme, c’est-à-dire de traditionalisation de la forme ordinaire (notamment par le retour à la communion sur les lèvres et à la célébration de la messe tourné vers le Seigneur), comme le montre, par exemple, son intervention au colloque Sacra liturgia, à Rome, les 25-28 juin 2013 (voir notre lettre 493).
En 2006, nous reprenions un entretien que celui qui était alors Secrétaire de la Congrégation pour le Culte divin avait donné à La Croix (voir notre lettre 54). Il y déclarait notamment : « L’Église a toujours été consciente que sa vie liturgique doit être orientée vers Dieu et comporter une atmosphère profondément mystique. Or, depuis quelques années, on a tendance à l’oublier, pour y substituer un esprit de liberté totale qui laisse tout l’espace à l’invention, sans enracinement, ni approfondissement.»

2) Bien sûr, Colombo et l’ancienne Bombay sont bien loin l'Europe. Toutefois, il ne nous semble pas anodin que ce soit au cardinal Ranjith, zélé promoteur de la communion traditionnelle sur les lèvres et à genoux, que le pape François, toujours là où on ne l’attend pas, ait confié la mission de le représenter à ce congrès eucharistique indien.
En ce qui concerne la promotion de la forme traditionnelle, on remarque que le discours de l’archevêque de Colombo insiste sur l’aspect théologique essentiel que les défenseurs de la messe traditionnelle, comme nous le sommes, estiment avoir été très malencontreusement affaibli dans la liturgie nouvelle : la messe a été instituée par Jésus-Christ comme sacrifice propitiatoire pour le salut des pécheurs, en tant que renouvellement non sanglant du sacrifice de la Croix, permettant d’en appliquer les fruits rédempteurs aux âmes des vivants et des défunts jusqu’à la fin des temps.

3) Le cardinal Ranjith est un artisan infatigable du retour à la communion sur les lèvres. En 2008, nous nous arrêtions sur l’introduction donnée par Mgr Ranjith au livre de Mgr Athanasius Schneider Dominus est, illustrant la présence réelle de Notre Seigneur Jésus Christ dans la Sainte Communion. Il y écrivait notamment : « Il faut reconnaître, au sujet de la communion dans la main, que cette pratique a été introduite de manière abusive et à la hâte dans certains milieux de l’Église juste après le Concile ».
Lui-même a payé de sa personne pour faire reprendre cette discipline traditionnelle qui importe tant à la foi dans le sacrement. Dans notre lettre 218, du 20 février 2010, nous rendions compte des dispositions prises par le tout nouvel archevêque de Colombo dans sa première lettre pastorale à ses prêtres et fidèles, datée du 7 octobre 2009. Parmi celles-ci, le futur cardinal recommandait explicitement : « à tous les fidèles, y compris aux religieux, de communier avec respect, à genoux et sur les lèvres ».
En mars 2012, lors d’une rencontre avec son clergé, Mgr Ranjith est en fait allé plus loin encore puisqu’il a demandé que « dans toutes les églises et chapelles de l’archidiocèse, la Sainte Communion soit administrée uniquement sur les lèvres et à genoux. Cela doit être l’usage normal même lors de messes en extérieur avec un grand concours de fidèles ». Il plaidait même pour le rétablissement des bancs de communion et insistait pour qu’une catéchèse adaptée soit mise en place, s’appuyant sur les paragraphes 1373 à 1381 du Catéchisme de l’Église catholique.

4) Prononcé le 12 novembre dernier, soit peu de temps après la clôture de l’assemblée du synode à Rome au cours duquel certains ont voulu soulever le problème de l’accès au sacrement de l’eucharistie de personnes publiquement adultères, ce discours n’aborde pas directement le sujet. Il est clair toutefois que le cardinal Ranjith, qui n'était pas père synodal, indique la voie lorsqu'il nous invite à : « prendre l’Eucharistie au sérieux et essayer de conformer nos vies à la dignité nouvelle qui nous est conférée en elle ».