29 août 2013

[SPO] Roberto de Mattei: «Sint ut sunt aut non sint»

SOURCE - Roberto de Mattei - via SPO - 29 août 2013

En relation avec la douloureuse question des Franciscains de l’Immaculée, le professeur Robert de Mattei va faire paraître dans la prochaine livraison de l’édition en français du mensuel Correspondance Européenne (10 septembre), un remarquable texte de controverse. Très hardi et très intéressant… Nous avons obtenu de l’éditeur, que nous remercions, la permission de le reproduire ici en avant-première… Bonne lecture ! À noter que la traduction en français de l’ouvrage fondamental du professeur de Mattei,Vatican II. Une histoire à écrire, vient de paraître aux Éditions Muller. Une formidable contribution d’un grand historien de l’Église à notre compréhension du dernier en date des conciles œcuméniques.
« Sint ut sunt aut non sint » (qu’ils soient ce qu’ils sont ou qu’ils ne soient pas) : ce serait une phrase qui, selon certains historiens, aurait été prononcée par le Préposé général des Jésuites, Lorenzo Ricci, en réponse à une proposition de “réforme” de la Compagnie de Jésus qui aurait voulu « l’adapter » aux besoins du monde. Nous nous trouvions au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle et les Jésuites représentaient le rempart contre lequel se brisaient les attaques des ennemis extérieurs et intérieurs de l’Église. Les ennemis extérieurs avaient à leur tête le « parti philosophique »des “Lumières”, alors que les ennemis internes étaient divisés en courants hérétiques, qui, sous le nom de gallicanisme, de juridictionnalisme, de régalisme, de fébronianisme, prétendaient plier l’Église aux vouloirs des États absolus.

Les Jésuites, fondés par saint Ignace de Loyola, défendaient avec vigueur le primat du Pontife romain, auquel ils étaient liés par un quatrième vœu d’obéissance. Les souverains absolus, influencés par les idées des “Lumières”, avaient commencé à expulser les Jésuites de leurs royaumes, les accusant de pervertir l’ordre social. Ceci ne suffisait cependant pas. Il fallait transformer la Compagnie de l’intérieur et, puisque le Préposé général des Jésuites s’y opposait, il ne restait qu’à la supprimer, ce que seul le Pape pouvait faire.

L’occasion se présenta à la mort de Clément XIII, le 2 février 1769. L’historien Ludwig von Pastor, dans le XVIe volume de son Histoire des Papes (Storia dei Papi, trad. it. Desclée, Roma 1943), décrit avec une très riche documentation à l’appui les manœuvres qui se déroulèrent avant, durant et après le conclave qui, après trois mois et 179 scrutins, vit, le 14 mai, l’élection du franciscain Lorenzo Ganganelli, qui prit le nom de Clément XIV. Le nouveau Pape fut élu à la condition qu’il abolisse la Compagnie de Jésus. Tout en ne mettant pas par écrit une promesse formelle, ce qui aurait constitué un acte de simonie, le cardinal Ganganelli prit cet engagement devant les ambassadeurs des cours des Bourbons. L’Esprit Saint ne manqua pas d’assister le conclave, mais les cardinaux n’y furent pas suffisamment attentifs, leur choix s’arrêtant sur un prélat que Pastor qualifie de « caractère faible et ambitieux, qui aspirait à la tiare » (Storia dei Papi, cité, p. 66).

Le 21 juillet 1773, par le bref Dominus ac Redemptor,le pape Clément XIV supprima la Compagnie de Jésus qui comptait à l’époque environ 23 000 membres répartis en 42 provinces. « Ce bref du 21 juillet 1773 – écrit Pastor – représente la victoire la plus manifeste de l’illuminisme et de l’absolutisme royal sur l’Église et sur son Chef » (p. 223). Le Père Lorenzo Ricci fut incarcéré au Château Saint-Ange où il mourut le 24 novembre 1775. Clément XIV le précéda dans la tombe le 22 septembre 1774, soit un an après la dissolution de l’ordre. La Compagnie fut dispersée mais survécut en Russie, où la tsarine Catherine II refusa de donner l’exequaturau bref de suppression. Les Jésuites de Russie Blanche furent accusés de désobéissance et de rébellion envers le Pape mais assurèrent la continuité historique de l’ordre alors que, dans d’autres nations, d’anciens Jésuites assuraient la promotion de nouvelles congrégations religieuses selon l’esprit ignacien.

En 1789, éclata la Révolution dite « française » et une époque dramatique s’ouvrit pour l’Église qui vit les Jacobins envahir la ville de Rome et déporter deux successeurs de Clément XIV : Pie VI et Pie VII. La résistance à la Révolution fut surtout assurée à cette période par une association secrète, les « Amitiés chrétiennes », fondée à Turin par l’ancien Jésuite suisse Nikolaus Albert von Diessbach.

Finalement, après quarante ans, par la constitution Sollicitudo omnium ecclesiarumdu 17 août 1814, Pie VII révoqua le bref du 21 juillet 1773 et rétablit la Compagnie de Jésus dans le monde entier. « Nous nous croirions coupables devant Dieu d’une faute très grave, si, au milieu des besoins pressants qu’éprouve la chose publique, nous négligions de lui prêter ce secours salutaire que Dieu, par une providence singulière, met entre nos mains, et si, placé dans la nacelle de saint Pierre sans cesse agitée par les flots, nous rejetions les rameurs robustes et expérimentés qui s’offrent à nous pour rompre la force des vagues qui menacent à tout instant de nous engloutir dans un naufrage inévitable », écrira-t-il (selon une traduction du Père de Ravignan, S.J., Clément XIII et Clément XIV, Paris, Julien, Lanier et Cie éditeurs, 1854).

Un pape franciscain, Clément XIV, supprima les Jésuites en 1773. Le Pape jésuite François sera-t-il celui qui supprimera ou, pire encore, “réformera”, un Institut franciscain en 2013 ? Les Franciscains de l’Immaculée n’ont pas le passé glorieux des Jésuites mais leur cas présente quelque analogie avec celui de la Compagnie de saint Ignace et représente surtout une expression symptomatique de la profonde crise dans laquelle se débat aujourd’hui l’Église catholique.

Fondés en 1970 par le Père Stefano Maria Manelli, les Franciscains de l’Immaculée conduisent une vie évangélique et pénitente et se sont caractérisés, depuis l’origine, par leur attachement à la morale et à la foi traditionnelles. Le Motu proprio par lequel Benoît XVI a restitué tous ses droits au Rite romain antique, a représenté pour eux la possibilité de vivre également au plan liturgique cet amour de la Tradition. Le Père Manelli n’a jamais imposé le Vetus Ordo, mais l’a suggéré à ses religieux, dont les ordinations sacerdotales ont été faites, au cours de ces dernières années, par d’éminents princes de l’Église, selon la ligne de la « réforme dans la continuité » de Benoît XVI.

De la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et pour les Sociétés de vie apostolique (CIVCSVA), aujourd’hui présidée par S. Ém. le cardinal João Braz de Aviz, dépendent des congrégations, masculines et féminines, qui ont abandonné, en tout ou partie, l’habit religieux et vivent dans le relâchement moral et le relativisme doctrinal sans qu’aucun rappel à l’ordre ne leur soit adressé par les autorités compétentes. Les Franciscains de l’Immaculée représentent une pierre d’achoppement, qui explique le désir de la CIVCSVA de les “normaliser” c’est-à-dire de réaligner leur vie religieuse sur les “standards” en vigueur. La présence d’un petit nombre de religieux “dissidents” a offert à la Congrégation l’occasion d’intervenir par l’envoi d’un visiteur apostolique, Mgr Vito Angelo Todisco, le 5 juillet 2012. Sur la seule base d’un questionnaire captieux envoyé aux religieux par Mgr Todisco, sans qu’il les ait rencontrés personnellement, la CIVCSVA a disposé, le 11 juillet 2013, la mise sous tutelle de l’Institut par un décret qui contient une interdiction, absolument illégitime, de célébrer la Messe traditionnelle (selon la forme extraordinaire du Rite romain).

Au cours des prochains jours et des prochaines semaines, nous connaîtrons mieux le plan du commissaire, le Père Fidenzio Volpi, dont il est cependant déjà possible de pressentir les grandes lignes : isoler le fondateur, le Père Manelli ; décapiter le conseil qui lui est fidèle ; transférer en périphérie les religieux “traditionnels” et attribuer le gouvernement central de l’Institut aux dissidents ; confier les maisons de formation à des Pères non suspects de sympathies “traditionalistes” ; stériliser les publications des Franciscains abordant des thèmes “controversés”, en particulier éviter le “maximalisme” mariologique, l’excessive “rigidité” dans le domaine moral et surtout toute critique, même respectueuse, à l’égard du concile Vatican II ; ouvrir l’Institut au “dialogue œcuménique” avec les autres religions ; limiter la célébration du Vetus Ordo à des situations exceptionnelles ; dénaturer en somme l’identité des Franciscains de l’Immaculée, qui est quelque chose de bien pire que de les supprimer.

Si telle devait être la “réforme”, il faut souhaiter une séparation des deux âmes qui coexistent actuellement au sein des Franciscains de l’Immaculée : d’une part, les religieux qui interprètent le concile Vatican II à la lumière de la Tradition de l’Église et qui ont, dans cet esprit, redécouvert le Rite romain antique, dans toute sa vérité et sa beauté ; et, d’autre part, ceux qui réinterprètent le charisme de l’Institut à la lumière du progressisme postconciliaire. Le pire est naturellement la confusion et la crise d’identité et, aujourd’hui, le garant de l’identité des Franciscains de l’Immaculée ne peut qu’être leur fondateur, le Père Stefano Maria Manelli, sur les épaules duquel pèse la responsabilité des décisions ultimes. Il est en effet le seul à pouvoir répéter, comme cela a déjà eu lieu dans l’histoire : Sint ut sunt aut non sint.

Roberto de Mattei