16 janvier 2013

[Credidimus Caritati] Mgr Lefebvre : un gouvernement trop personnel ? Il y a 50 ans

SOURCE - Credidimus Caritati - 16 janvier 2013

On a souvent reproché à Mgr Lefebvre un gouvernement solitaire. Selon ses proches, il n'aurait pas su mettre suffisamment son entourage au courant de ses décisions, en posant des choix sans concertation, en ne prenant pas le temps d’expliquer, en ne recourant que parcimonieusement aux réunions constituées de ses subalternes. Le Père Augustin Berger, qui l’a bien connu au Gabon affirme qu’il était « très personnel dans ses appréciations et décisions [1] ». Mgr Fauret fut également très proche de Mgr Lefebvre au cours de ces années de mission au Gabon. Comme lui, spiritain, il enseigna également au Grand Séminaire de Libreville pour former des prêtres. Devenu quelques années plus tard évêque, il fut même co-consécrateur lorsque Mgr Lefebvre reçut l’épiscopat des mains du cardinal Liénart. Quelques décennies plus tard, alors que tous deux avaient participé au Concile Vatican II, Mgr Fauret reprocha à Mgr Lefebvre ce gouvernement personnel alors que ce dernier avait élu depuis quelques mois supérieur général. Cette lettre a été écrite il y a tout juste cinquante ans, jour pour jour [2] :
Pointe-Noire, le 16 janvier 1963,

Excellence et Très Révérend Père,

« Très occupé depuis mon retour au Congo, j’ai laissé passer le nouvel an sans vous écrire, mais non sans penser à vous devant Dieu surtout. Et en ce jour de la Saint-Marcel, j’ai spécialement prié pour vous le Cœur Immaculé de Marie et votre saint Patron que l’on fête le même jour, sans doute par une délicate attention de la Providence pour le nouveau Supérieur général de la Congrégation du Saint-Esprit et du Saint-Cœur de Marie.

« Aujourd’hui, m’autorisant des fraternelles relations du passé et de la respectueuse et filiale affection que je garde à mon actuel Supérieur général, je me permets de vous écrire sur un sujet bien particulier.

« Au moins autant que qui que ce soit, je me suis réjoui de votre nomination à la tête de la Congrégation ; je souffre d’autant plus d’entendre certaines réflexions vous concernant et de constater ou du moins de craindre un certain malaise chez plusieurs membres de la Congrégation, dans leurs relations avec le Supérieur général et préfère, en toute loyauté et simplicité, vous faire part, à toute fin utile, de ce que j’ai entendu ou cru comprendre. On vous reproche surtout à tort ou à raison (je n’ai pas les données ni sans doute les capacités voulues, pour en juger), d’être trop catégorique dans l’expression de certaines idées à option libre et, par ailleurs, d’être trop personnel. Je m’explique.

« D’abord, votre prise de position officielle si tranchée en faveur de Verbe et de la Cité catholique a gêné beaucoup de confrères vis-à-vis en particulier des autres évêques ; plusieurs « pères conciliaires » spiritains en arrivaient même à redouter vos interventions au Concile. S’il vous est toujours permis d’avoir votre opinion personnelle sur ce sujet comme sur d’autres où aucun choix n’est imposé, il est regrettable, dit-on, que, du fait que vous êtes Supérieur général, en vous prononçant officiellement et d’une façon si catégorique, vous engagiez la Congrégation elle-même.

« Par ailleurs, on dit que, dans votre façon d’administrer la Congrégation, vous seriez trop personnel. Autrefois déjà, et j’ai dû vous le dire en son temps, Mgr Tardy qui avait cependant pour vous beaucoup d’estime (et avec raison) n’avait pas accepté ma proposition de vous nommer vicaire général (charge incompatible avec celle de Supérieur religieux que j’étais déjà) prétextant que, avec vous, il ne serait pas suffisamment au courant de ce qui se projetterait ou se passerait, non certes par manque de franchise, mais par excès de discrétion ou peut-être de confiance naturelle en votre jugement.

« Sans doute, doivent être envisagés bien des changements et des bouleversements qui forcément ne seront pas du gré de tout le monde mais sont nécessaires pour vivifier et moderniser cette chère Congrégation ! Autant et plus que quiconque, vous aurez le courage d’agir en conséquence. Mais, au lieu de prendre les Confrères, Conseillers et autres, comme des « organismes d’enregistrement », dans le genre de l’actuel Parlement français, il serait de bonne politique et même peut-être souvent utile de faire d’abord des propositions et d’écouter les avis des intéressés qui ne demanderaient plus quelle nouvelle décision va tout d’un coup leur tomber dessus.

« Voilà tout ce qui me pesait sur le cœur et dont j’ai préféré vous faire part, en m’excusant d’avoir peut-être enregistré à la légère (je me fais vieux !) et mal interprété des réflexions entendues ou lues. Et évidemment je m’en voudrais de vous faire de la peine ou de couper votre bel élan (je pense qu’il en faut plus que ça pour l’arrêter). Sans avoir beaucoup de vertu, il m’arrive parfois, et c’est le cas d’aujourd’hui, d’agir pour des raisons surnaturelles, ce qui ne veut pas dire sans me tromper.

« Pour être juste, je devrais vous faire part aussi de toutes les réflexions favorables entendues. Tout le monde apprécie en particulier votre ardeur au travail, votre courage et cette si grande amabilité d’accueil qui met à l’aise et rend les contacts si faciles et si agréables. Mais je m’arrête. » On note que Mgr Fauret, tout en conservant la charité exprimée par la délicatesse du ton, l’amitié qui unit ces deux anciens broussards, et la courtoisie déférente au rang du supérieur général, va droit au but. Il reproche à Mgr Lefebvre un gouvernement trop personnel et un manque d’écoute de ses confrères. Mais peut-être est-ce le propre des grands personnages de savoir avant tout se mettre à l’écoute de Dieu sans tergiverser, à l’instar de tant d’hommes du XXe siècle qui ne juraient que par la participation, la fraternité et l’esprit d’assemblée ?
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[1] Jean-Jacques Marziac, Monseigneur Lefebvre, soleil levant ou couchant ?, N.E.L., 1979.
[2] Archives de la Congrégation du Saint-Esprit – Fonds Lefebvre – 81 . 1a1. Publié dans Philippe Béguerie, Vers Écône. Mgr Lefebvre et les Pères du Saint-Esprit, Desclée de Brouwer, 2010, pp. 213-214.