15 mars 2012

[FSSPX - Lettre à Nos Frères Prêtres] Cette doctrine n'est plus soutenable?

SOURCE - District de France de la FSSPX - Lettre à Nos Frères Prêtres n°53 - mise en ligne par La Porte Latine - mars 2012

Contre la position catholique traditionnelle sur la liberté religieuse, l’objection la plus courante n’est nullement scientifique ou textuelle. Elle est purement pratique : « Aujourd’hui, au XXIe siècle, dans une démocratie moderne, dans une société multiculturelle et multiconfessionnelle, la position traditionnelle n’est tout simplement plus possible, n’est plus envisageable sérieusement ! »
Distinguer principe doctrinal et réalisation pratique est légitime
Nous sommes parfaitement d’accord qu’il existe des situations où il est difficile, inopportun voire impossible de faire triompher entièrement un principe. Pie XII nous l’a d’ailleurs dit le 6 décembre 1953 : « Peut-il se faire que, dans des circonstances déterminées, Dieu ne donne aux hommes aucun commandement, n’impose aucun devoir, ne donne même aucun droit d’empêcher et de réprimer ce qui est faux et erroné ? Un regard sur la réalité autorise une réponse affirmative. (…) Le fait de ne pas empêcher [l’erreur religieuse] par le moyen de lois d’État et de dispositions coercitives peut (…) se justifier dans l’intérêt d’un bien supérieur et plus vaste ».

Il est, en effet, normal et indispensable de faire une distinction entre la vérité intangible des principes, qui ne peut varier, et les réalisations pratiques, concrètes, qui sont toujours imparfaites et mêlées d’une certaine dose de « compromis » due à la faiblesse humaine.

Par exemple, la raison, la foi, la coutume universelle, le bon sens, la conscience, le code civil et pénal disent tous unanimement que l’homme doit faire le bien et éviter le mal, qu’il doit être honnête, juste, vertueux. Pourtant, nous savons tous que, dans la société humaine, il y a et il y aura toujours, sur cette terre, des voleurs, des assassins, des violeurs, etc. Et qu’il faudra, tout en promouvant le bien et en combattant le mal, s’accommoder tant bien que mal d’une réalité mélangée.
L’exemple de la laïcité constitutionnelle et des régimes des cultes
Pour mieux comprendre le lien dialectique entre la rigueur nécessaire des principes et la souplesse inévitable des réalisations pratiques, il suffit d’examiner, par exemple, la laïcité en France.

« La France est une République laïque », affirme l’article premier de notre Constitution. Ce principe constitutionnel est donc obligatoirement mis en oeuvre dans toute loi et tout règlement administratif.

Cependant, l’application pratique de ce principe majeur peut varier, et varie de fait dans la France actuelle. Notre pays connaît en effet aujourd’hui plusieurs « régimes des cultes » qui coexistent sur le territoire de notre « République laïque », et ceci dans le plein respect de la laïcité constitutionnelle (cf. Émile Poulat, Scruter la loi de 1905, Fayard, 2010).

Le régime le plus connu, parce que le plus répandu, est celui de la Séparation, mis en place par la loi de 1905, dont l’article 2 résume le propos essentiel : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Mais la République connaît également le régime du Concordat, en Alsace-Moselle ; un régime de fait équivalant au Concordat à Saint-Pierre et Miquelon ; le régime des « décrets Mandel » de 1936 pour les Territoires d’outre-mer ; un régime mêlant l’ordonnance de Charles X en 1828 et les « décrets Mandel » de 1936 en Guyane ; un régime spécifique à Mayotte (où règne la charia), comme à Wallis et Futuna (où le catholicisme est religion officielle).

Ainsi, en matière de laïcité, en raison d’une histoire, d’une géographie, d’une culture diversifiées, autres sont les principes universels, « intangibles », dira-t-on, et autres les réalisations concrètes de ces principes, qui varient légitimement selon le temps, les situations et les personnes.
Une affirmation concernant les principes doctrinaux
Ce que nous défendons, dans l’affaire de la liberté religieuse, ce ne sont pas telle ou telle réalisation pratique contingente, celle de l’empire de Constantin, celle de saint Louis ou celle de la monarchie absolue de Louis XIV. Nous savons parfaitement que les conditions matérielles, sociales, économiques, techniques, religieuses, ne sont plus les mêmes, et que la réalisation concrète sera aujourd’hui forcément différente de celle des siècles passés. Nous n’avons aucun intention de « revenir au Moyen-Âge », ni même aux années 50, pas plus que de devenir Amish. Ce que nous défendons, dans la liberté religieuse, c’est la doctrine même de l’Église.

Ce que nous reprochons à Dignitatis Humanae, ce n’est donc pas une tentative de faire progresser la perception de cette doctrine, d’en rendre l’exposé plus cohérent. Ce n’est pas d’affiner l’argumentation, d’en éliminer les preuves moins solides, les références moins convaincantes.

Ce que nous reprochons à ce texte, ce n’est pas non plus d’avoir tenté d’aborder cette difficile et délicate question par un autre biais que celui utilisé dans l’exposé traditionnel, afin d’avoir une vue plus totale de la réalité et de tenter de surmonter certaines difficultés de compréhension. Lorsque les défenseurs de la doctrine conciliaire de la liberté religieuse nous affirment que l’un des buts de Dignitatis Humanae était de passer d’un point de vue « objectif » à un point de vue « subjectif », du point de vue de la « vérité » au point de vue du « sujet », nous répondons : « Pourquoi pas ? » Faire varier le point de vue peut tout à fait constituer une démarche légitime (même si le point de vue « subjectif », il faut le reconnaître, est plus difficile à manier sans erreur ni dérapage).
La contradiction ne peut être une étape de la continuité
Ce que nous reprochons à la Déclaration sur la liberté religieuse, en réalité, c’est de contredire la doctrine traditionnelle, c’est de rendre impossible par le fait même la continuité que l’on affirme en principe et en exergue : cette doctrine sur la liberté religieuse qui, prétendument, ne porterait « aucun préjudice à la doctrine catholique traditionnelle au sujet du devoir moral de l’homme et des sociétés à l’égard de la vraie religion et de l’unique Église du Christ » (DH, Préambule).

Ce que nous reprochons, c’est que le fameux « point de vue subjectif » est, en fait, rendu incompatible avec le « point de vue objectif » de la doctrine traditionnelle. Ce qui signifie que la réalité vue dans l’un et l’autre cas n’est pas la même : la doctrine de Vatican II sur la liberté religieuse, quel que soit le point de vue selon lequel on la regarde, n’est pas la doctrine traditionnelle.

C’est un peu comme une pièce de monnaie. On peut en regarder l’avers, on peut en regarder le revers, on peut même en regarder la tranche : c’est toujours la même pièce, vue sous des angles différents.

En revanche, si on me présente l’avers d’une pièce qui fait deux centimètres de diamètre, qu’on me présence ensuite un revers de pièce qui fait cinq centimètres de diamètre, tout en prétendant qu’il s’agit de la même pièce, je suis fondé à dire qu’on est en train d’essayer de me tromper.

De même, me présenter un nouveau « point de vue subjectif » sur la liberté religieuse, dont on prétend qu’il est parfaitement cohérent avec le « point de vue objectif » traditionnel, mais qui se manifeste comme radicalement incompatible, c’est vouloir me tromper et vouloir tromper l’Église.
Cela laisse la place à de multiples et diverses réalisations concrètes
Nous ne sommes donc nullement opposés à un progrès de la réflexion sur la question des liens (complexes) entre la liberté de l’acte de foi, le règne du Christ sur les sociétés, l’ordre public, la nécessité de protéger les consciences, le devoir de rechercher la vérité, etc. Il est évident que Pie IX, Léon XIII ou Pie XII n’ont pas forcément tout dit à ce propos, et qu’il faut intégrer à la réflexion les évolutions sociales et politiques récentes, comme les remarques des philosophes et des théologiens.

Nous sommes parfaitement d’accord que la réalisation concrète de la doctrine catholique traditionnelle ne sera aujourd’hui pas exactement semblable à celle d’autres temps, d’autres moeurs ou d’autres pays. Nous n’avons jamais demandé, par exemple, ni jamais imaginé, que tout de go le Président de la République française déclare demain le catholicisme religion d’État. Nous avons bien conscience des réalités objectives de la situation, du poids d’une histoire et d’une situation.

Mais ces réflexions, ces approfondissements, ces prolongations, ces mises en oeuvre concrètes (du moins de la part de l’Église) doivent obligatoirement se faire, comme le rappelait le premier concile du Vatican, « eodem sensu eademque sententia », dans le même sens et avec des concepts qui ne varient pas, et non par la contradiction, l’incohérence et la rupture avec la Tradition.