3 décembre 2010

[Abbé Claude Barthe] Demande instante

SOURCE - Abbé Claude Barthe - 3 décembre 2010

Dans son livre livre-entretien intitulé Lumière du monde, le pape a dit :

« Il peut y avoir des cas individuels fondés, comme par exemple lorsqu'un prostitué utilise un préservatif, où cela peut être un premier pas vers une moralisation (1), un premier acte de responsabilité pour développer à nouveau la conscience du fait que tout n’est pas permis, et qu’on ne peut pas faire tout ce qu’on veut. Toutefois, ceci n’est pas le vrai moyen pour vaincre l’infection du HIV. Une humanisation de la sexualité est vraiment nécessaire. »

Et il a dit aussi : 

« [L’Eglise catholique] ne considère naturellement pas [l’utilisation du préservatif] comme une solution véritable et morale. Dans l’un ou l’autre cas, cependant, dans l’intention de réduire le risque de contamination, l’utilisation d’un préservatif peut cependant constituer un premier pas sur le chemin d’une sexualité vécue autrement, une sexualité plus humaine ».

Les médias ont certes fait un usage odieux du propos, mais c’était un risque inhérent à l’exercice. En outre, si l’autorité du propos, en soi, est celle d’un théologien privé, le pape ayant d’ailleurs précisé ensuite : « Chacun est libre de me contredire »,  il reste que les paroles du pape, quelles que soient en l’espèce leur force contraignante ou leur absence d’autorité, ont un très grand retentissement.
Des contradictions sont en effet venues de théologiens amis du pape, de voix bien plus autorisées et compétentes que la mienne (voir : chiesa.espresso), en divers lieux du monde.

Considérant toute la miséricorde que le Christ a témoigné aux pécheurs, tout en exerçant envers la première des miséricordes, celle qui consiste à leur demander de quitter leur péché, sous réserve, il va de soi, d’un meilleur jugement, et me soumettant par avance à celui de l’Église, je fais une double remarque : 

I – En soi un acte intrinsèquement mauvais modifié dans la vue de ne pas transmettre de virus possiblement mortel est ainsi déclaré fondé :

Le propos du pape est, il est vrai, peu clair : « lorsqu'un prostitué utilise un préservatif », le pape le déclare fondé à agir ainsi dans la mesure où cela peut être le premier pas vers une moralisation, mais en spécifiant que l’Église ne considère pas cet usage comme « moral ». Or, un acte humain volontaire est ou n’est pas moralement bon. S’il est fondé, comment serait-il immoral ? Et s’il est immoral, comment serait-il fondé ?

En toute hypothèse, le fait qu’il soit déclaré fondé ne peut qu’apparaître comme un jugement moral positif. Or, il concerne un acte homosexuel, qui entre dans la catégorie des actes intrinsèquement mauvais, c’est-à-dire contraires en soi à la loi naturelle (2).

Dans le cas évoqué par le pape, celui qui va commettre un péché de cette qualité, l’aménagerait par un moyen physique, pour ne pas risquer de transmettre un virus possiblement mortel. Il serait ainsi fondé, non pas à commettre son péché, mais à préférer commettre un péché moins grave. Et par conséquent, il serait moralement bon de l’inciter à commettre son péché de cette manière.

On pourrait se trouver dans l’hypothèse des traités de théologie morale concernant le « conseil de moindre mal ». De nombreux moralistes (dont saint Alphonse de Liguori) considèrent qu’il est probablement permis de conseiller à quelqu’un qui a l’intention arrêtée de commettre le mal, de commettre un péché moindre que celui qu’il s’apprête à accomplir. Ex. : si un gangster s’apprête à tuer pour dévaliser, on peut lui conseiller de seulement voler ; ou bien, on pourrait lui donner un conseil « purement doctrinal » (saint Alphonse) pour le détourner de voler un pauvre, en lui expliquant qu’il est moins grave de voler un riche qu’un pauvre.


Dans toutes ces hypothèses évoquées par la casuistique (au bon sens du terme), il peut sembler qu’on ne conseille pas un mal à strictement parler, mais qu’on déconseille un autre mal plus grave et par ailleurs certain, sachant que le pécheur auquel on donne ce conseil va possiblement commettre un mal moindre que celui qu’on lui déconseille. Cela pourrait être un cas extrême du principe de l’acte à double effet : il est permis, dans certaines conditions, de poser un acte qui produit un effet bon directement voulu, même si cet acte peut causer aussi un effet mauvais concomitant.
Mais quoi qu’il en soit de cette hypothèse morale, elle n’intervient pas dans le cas évoqué par le pape. Ici on ne détourne nullement le pécheur d’un péché grave vers un autre péché moins grave, mais on modifie seulement sa manière d’accomplir le péché intrinsèquement mauvais qu’il va commettre pour que ce péché n’ait pas des conséquences éventuellement mortelles. Autrement dit, le nœud de la question morale ici posée est l’unicité de l’acte considéré, qui est un acte intrinsèquement mauvais. En effet, on ne voit pas comment on pourrait séparer deux actes, dont un serait bon et conseillable et l’autre intrinsèquement mauvais : d’une part, l’usage du préservatif, acte seulement physique du côté duquel serait l’intention de ne pas tuer ; et d’autre part, l’acte sexuel intrinsèquement mauvais. Même si l’acte modifié par l’usage du préservatif est possiblement de moindre conséquence, il n’y a cependant qu’un seul acte intrinsèquement mauvais, accompli d’une autre manière : c’est bien pour commettre un acte intrinsèquement mauvais que la personne considérée va user d’un préservatif. Qui plus est, l’usage du préservatif va même lui permettre de continuer sans risque (croit-on) à commettre le mal et à pratiquer son métier. Déclarer fondé l’usage du préservatif dans ce cas, c’est nécessairement déclarer fondé cet acte intrinsèquement mauvais sous sa nouvelle forme.

On remarquera au reste que rien n’oblige le prostitué à commettre cet acte et que l’on n’est pas dans l’urgence (revolver sur la tempe) des cas évoqués pour le « conseil de moindre mal ».

On peut imaginer divers cas analogues :


 supposons le cas d’un médecin dans la brousse qui pratique des avortements de manière artisanale, ce qui provoque de nombreux décès de femmes. On ne peut estimer fondé, comme un premier pas vers une moralisation et comme un premier acte de responsabilité, le fait qu’il se procurerait des instruments chirurgicaux modernes, de telle sorte qu’il n’y aurait plus de danger pour les femmes avortées : cet acte modifié reste un acte intrinsèquement mauvais. En réalité, moralement, la seule chose à lui conseiller est de cesser de pratiquer des avortements. Il serait par ailleurs immoral pour une société de vente de matériels chirurgicaux de coopérer à la transformation de ses pratiques en lui vendant du matériel moderne d’avortement.

• Il est vrai que c’est un cas qui peut ne pas paraître convainquant de nos jours, parce qu’il porte sur l’avortement, incontestablement bien plus grave que l’acte homosexuel. De fait, tant l’avancée de la mentalité contraceptive que arrivée des lois d’avortement, ont fait reculer d’un cran la défense catholique : on se bat désormais pour la vie, la bataille pour la morale dans les actes du mariage devenant moins importante. Un autre recul se dessine d’ailleurs : se battre non plus contre l’avortement dès la conception (pilule contraceptives qui, à 90%, opèrent par détachement de l’ovule fécondé ; pilule « du lendemain »), mais seulement contre l’avortement d’embryon visiblement formés, l’acte d’élimination d’un ovule fécondé ou d’un ensemble de cellules semblant moins grave. 
 supposons encore le cas d’une personne qui se livre à la masturbation avec l’aide d’une autre personne. On ne peut estimer fondé, comme un premier pas vers une moralisation, le fait, au lieu de se servir d’une personne que le pécheur fait coopérer à son péché, d’user d’images pornographiques ou d’instruments divers. Ici encore, on doit inciter le pécheur à abandonner sa pratique perverse et non l’inciter à la modification de sa pratique, ce qui revient à lui conseiller un acte intrinsèquement mauvais modifié pour qu’il ait moins de conséquences.

• Mais même de telles considérations paraîtront aujourd’hui odieusement rigides, tant la mentalité utilitariste a été largement intégrée par le catholicisme actuel.
II – Par voie de conséquence, d’autres actes, qui étaient considérés comme moralement condamnables, semblent devenir également fondés : 

1. On ne voit pas comment le jugement estimant que la modification de son acte par le prostitué est fondé ne s’appliquerait pas aussi à tout acte sexuel qui va être commis par une personne porteuse de virus mortel ou susceptible de contracter ce virus, hors du mariage et dans le mariage. Va-t-on aussi parler, si cette personne use d’un préservatif, de premier acte de responsabilité pour développer à nouveau la conscience du fait que tout n’est pas permis, et qu’on ne peut pas faire tout ce qu’on veut ?

2. Selon les principes de la morale naturelle et chrétienne la vente par un pharmacien d’un produit contraceptif ou d’un préservatif acquis dans l’intention d’en user pour un acte sexuel était tenu, non pas pour une coopération matérielle, mais pour une coopération formelle, impossible de ce fait à justifier moralement (sauf, bien entendu, la considération miséricordieuse de circonstances diverses qui peuvent atténuer la responsabilité, notamment la méconnaissance des principes de la morale naturelle aujourd’hui très répandue chez les catholiques).

Or, le fait de ne pas vouloir coopérer à des actes intrinsèquement mauvais par la vente de contraceptifs et de préservatifs, on le sait, a engendré de graves persécutions et de lourds dommages pour des pharmaciens catholiques héroïques, avec parfois des conséquences crucifiantes pour leurs familles.

Concrètement, ce sont eux et non les prostitués qui posent des questions aux prêtres et confesseurs. Va-t-on désormais leur conseiller d’abandonner leur « objection de conscience » ? Ou bien leur conseiller de la réserver aux produits et instruments abortifs (comme, de fait, la plupart des pilules contraceptives) ? Ou bien seulement de la réduire à certains produits et instruments abortifs (pilule du lendemain, stérilet) ? Ou uniquement de refuser la délivrance de ces instruments et produits lorsqu’ils ne sont pas prescrits par une ordonnance médicale ? Ou pour finir de leur conseiller d’abandonner purement et simplement toute « objection de conscience » en ce domaine ?

Le prêtre qui donnerait des conseils chargeant les âmes d’un fardeau indu endosserait une responsabilité pharisaïque intolérable. Mais inversement, si la coopération du pharmacien est effectivement peccamineuse, le prêtre qui la conseille participe à son péché de coopération au mal, et en prend même, devant le Christ qu’il représente, la part la plus lourde. Il paraît donc nécessaire que les membres de l’Église enseignante se prononcent sur ce point.

L’abbé Claude Barthe

(1) « Es mag begründete Einzelfälle geben, etwa wenn ein Prostituierter ein Kondom verwendet, wo dies ein erster Schritt zu einer Moralisierung sein kann. »
(2) Cette catégorie permet notamment de savoir que de tels actes – plus ou moins graves – ne peuvent en aucune façon être considérés comme des actes licites d’où pourraient découler un effet bon. A propos de tels actes (mensonge, le meurtre de l’innocent ou l’usage des moyens abortifs, une politique de dissuasion nucléaire qui inclut l’intention, même conditionnelle, de tuer les innocents que sont a priori les non combattants), il n’est plus possible de douter de l’application du principe de Rm 3, 8 : « Devrions-nous faire le mal pour qu’il en sorte un bien ? »