21 septembre 2003

[Aletheia n°46] Interview de M. l’abbé Aulagnier

Yves Chiron - Aletheia n°46 - 21 septembre 2003
Interview de M. l’abbé Aulagnier
Le 18 septembre, l’hebdomadaire anglophone The Wanderer a publié un entretien avec M. l’abbé Aulagnier ; la version française de cet entretien est parue sur le site de l’Association Entraide et Tradition (http://perso.wanadoo.fr/item.tradition).
Le texte publié par The Wanderer est une version abrégée de l’entretien accordé par M. l’abbé Aulagnier. J’en publie ici, en exclusivité, le texte intégral, dans sa version d’origine. Sans me permettre d’en faire un commentaire.
1) Puisque vous avez été le premier prêtre français ordonné pour la Fraternité Saint-Pie X, étiez-vous proche de Mgr Lefebvre ? Que pensiez-vous globalement de Mgr Lefebvre lors de vos études au Séminaire français, puis à Fribourg ? Comment vous a-t-il inspiré ?
Oui ! J’ai été proche de Mgr Lefebvre. Je l’ai bien connu. Je l’ai fort apprécié. Il était tellement cordial, avenant, grand seigneur, mais humble, simple, prévenant pour ceux qui l’entouraient. Il avait du cœur. Il était difficile de ne pas l’aimer. Sa personne était attachante. Je l’ai connu alors que je faisais mon séminaire à Rome, au Séminaire français, à Santa Chiara. Nous étions en plein Concile, en 1964. Les séminaristes suivaient, autant qu’ils le pouvaient, cet événement ecclésial. Tout était “ en feu ”. L’Église, peut-être. Le séminaire, certainement. Plus de 50 évêques français logeaient au séminaire. Le père Congar était au milieu de nous. Les directeurs du séminaire invitaient souvent, le soir, en conférence spirituelle, tel ou tel Père conciliaire. De toutes tendances. C’est ainsi que nous eûmes la joie, du moins pour certains, d’écouter deux ou trois fois Mgr Lefebvre. À la différence des autres, il nous parla peu du Concile, mais plutôt du sacerdoce que nous désirions revêtir. Je fus sensible à sa présentation du sacerdoce catholique. Il me plut ainsi qu’à plusieurs de mes confrères.
Il était, du reste, connu déjà par quelques-uns d’entre nous. Une petite vingtaine le connaissaient. Moi-même, avais-je déjà entendu parler de lui dans ma propre famille. Il avait préfacé un livre de Jean Ousset, fondateur de la fameuse Cité Catholique : Pour qu’Il règne. Cette préface était affichée dans le salon de mes parents. Ainsi je fus heureux de le voir et de l’entendre.
Un petit groupe de séminaristes, dont moi-même, se mirent alors à le fréquenter, à lui demander des conseils, à chercher sa protection… Il ne faut pas oublier que nous étions en plein Concile. Tout était remis en cause. Dans un séminaire universitaire, les esprits s’agitent vite, subissent les influences, cherchent à comprendre. On assistait, au séminaire, à des remises en cause systématiques de tout, de la vie commune, du règlement de la maison, de la théologie, de la scolastique. Au milieu de cette agitation spirituelle, intellectuelle, il fallait faire attention, réfléchir, s’interroger, beaucoup lire pour s’informer. Les revues comme Nouvelles de Chrétienté, Itinéraires, La Pensée catholique, nullement en cour au séminaire, bien au contraire, étaient lues avec application. Mgr Lefebvre écrivait quelquefois dans ces revues. Par elles, on suivait les débats conciliaires. Elles nous apportaient les bonnes critiques, l’eau fraîche où il faisait bon aller se désaltérer. On y puise la force pour lutter contre la dialectique progressiste, à l’intérieur du séminaire. Sans ces revues, je ne sais pas si je serais prêtre aujourd’hui. Sans Mgr Lefebvre, il est sûr que je ne le serais pas. Je n’aurais pas été accepté par les supérieurs du Séminaire français. Je n’avais pas l’esprit assez ouvert aux nouveautés. Bien sûr, je luttais contre. Et de fait, notre petit groupe de séminaristes traditionalistes se vit très vite l’objet de critiques de la direction. Lorsque plusieurs d’entre nous, en année de théologie – nous étions en 1968 – firent leur demande de la tonsure, pour devenir clerc, tous furent refusés. C’est alors qu’on se tourna avec plus de résolution vers Mgr Lefebvre. Il conseilla à plusieurs de quitter le Séminaire français et de rejoindre le Père Théodosios – un ami prêtre, ordonné par le Cardinal Siri – pour y poursuivre leurs études de théologie. Ce qu’ils firent. J’ai préféré, quant à moi, rester encore au Séminaire. Je trouvais le Père Théodosios trop religieux. J’attendais. D’autant qu’en cycle de licence, j’avais un an devant moi avant de pouvoir demander à recevoir la tonsure, plus seize mois de service militaire… J’attendis.
Et c’est ainsi qu’en 1968-1969, Mgr Lefebvre, ayant donné sa démission de Supérieur Général des Spiritains., libre et peu attiré par le style trop religieux que donnait le Père Théodosios à ce groupe d’anciens du Séminaire français, décida de fonder lui-même un séminaire, à Fribourg, en Suisse. Là, se trouvait un ami du Séminaire de Rome, il me fit savoir la prochaine présence de Mgr Lefebvre à Fribourg, début juin 1969. Sous les drapeaux, je posais une permission de longue durée, comme disent les militaires et je vins le rejoindre. C’est là, chez M. le professeur Faÿ, qu’une après-midi de début juin, fort encouragé par le Père Marie-Dominique Philippe et le Père Abbé d’Hauterive - je fus témoin de la scène –, Mgr Lefebvre prit la décision d’aller trouver Mgr Charrière, évêque de Fribourg, pour l’informer de son projet. L’évêque accepta, l’encouragea même. Mgr Lefebvre y vit le doigt de Dieu. Il loua deux étages d’un foyer salésien, route de Marly, au numéro 106. Il écrivit aux uns et aux autres jeunes ayant gardé des contacts avec lui pour leur annoncer sa résolution. Je fis partie des neuf premiers séminaristes de Mgr Lefebvre, à la route de Marly. Un jour de septembre 1969, après avoir été chercher mes affaires à Rome, dit au supérieur du Séminaire les raisons de mon départ, obtenu de Mgr de La Chanonie, évêque de Clermont-Ferrand, mon diocèse, l’autorisation de passer de Rome à Fribourg, j’arrivais route de Marly. Là, il est vrai, pendant une bonne année, 1969-1970, étant en quelque sorte l’aîné et ayant déjà fait quatre ans de séminaire, j’eus l’occasion de parler souvent avec Mgr Lefebvre, à l’occasion de la vie commune, à l’occasion des voyages que nous faisions en Suisse. Dans les promenades, il échangeait volontiers avec nous. Il se confiait même spontanément, parlait de ses projets, de son idéal sacerdotal, de ses hésitations… Fallait-il suivre le style du Père Théodosios, plus religieux, ou faire prédominer le style plus sacerdotal ? Il parlait de tout cela…Il racontait souvent ses souvenirs africains, avec beaucoup de joie, ses souvenirs du Concile. Sa résolution, par exemple, de publier enfin un texte qu’il avait écrit en 1963-1964, en plein Concile, mais que son ami, Mgr Morilleau, évêque de La Rochelle, lui avait déconseillé de publier à l’époque. Il le publia, de fait, dans la revue La Pensée catholique en 1970. Il l’intitula : “ Pour rester catholique faudrait-il devenir protestant ? ”. Voilà la grande préoccupation de Mgr Lefebvre. Voilà ce qui explique tout Mgr Lefebvre. Il craignait, il pensait que l’esprit de la Réforme était en train de corrompre la pensée catholique. En tous domaines, tant liturgique que philosophique, que théologique, que politique. Il avait horreur, formellement, du “ monde moderne ” considéré dans son essence, du monde révolutionnaire, né en 1789. Il y voyait l’influence et l’aboutissement de la pensée luthérienne. Il n’aimait pas l’esprit révolutionnaire refusant sujétion, soumission, subordination à l’ordre créé, à l’ordre divin. Il avait horreur de la “ libre-pensée ” protestante, maçonnique, caractéristique du monde moderne et inspirant toute la pensée moderne. Il avait horreur du libéralisme philosophique et politique. Il dressait, là-contre, la Royauté Sociale de Notre Seigneur Jésus-Christ. Il ne fait aucun doute : la pensée de Mgr Lefebvre a été formée à la pensée des Papes du XIXe et du XXe siècle. Un bienheureux Pie IX. Un Léon XIII. Un saint Pie X. Un Pie XII. Voilà ses maîtres. Il avait été formé à Rome par le Père Le Floch à la pensée de ces grands Pontifes. Il y resta fidèle toute sa vie. Deux mondes, deux cités se dressent l’une contre l’autre depuis, essentiellement, la Réforme luthérienne, et cela de plus en plus. Le Concile voulut s’ouvrir au monde moderne. Il s’ouvrit, inévitablement, à la libre-pensée protestante. Il s’ouvrit au relativisme doctrinal, au modernisme. Il risque de s’y perdre. La libre-pensée se dresse aujourd’hui contre Dieu, contre son ordre et sa justice, comme jamais auparavant.
Voyez aujourd’hui, le problème des mariages homosexuels. Les états s’apprêtent à légiférer ouvertement contre l’ordre divin, refusant l’enseignement de l’Église qui, très heureusement, vient de rappeler la doctrine catholique. C’est cela la Réforme. C’est cela le monde moderne. Mgr Lefebvre, lui, au contraire nous rappeler la subordination de tout être à Dieu. Sa pensée, en tout, pourrait se résumer par ce cri de l’ange Saint Michel: Quis ut Deus, “ Qui est comme Dieu ” (Ap. 12, 10). Et de là, son amour de la Cité catholique, de l’ordre social chrétien. De là, son amour de l’Église catholique fondée sur Pierre par Notre Seigneur Jésus-Christ. De là, son amour de la doctrine catholique, de ses dogmes, de sa loi morale. Pour Mgr Lefebvre, le Dieu Trinité est tout. C’est le chemin royal de l’Église et de tout baptisé. Là, vous pouvez saisir un peu le formel de son “ combat catholique ”. Nous le poursuivons depuis lors. Ce combat n’est pas d’abord un problème de soutane, de langue liturgique. Il est de nature doctrinale. L’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi ou l’amour de l’homme jusqu’au mépris de Dieu. Et l’Église est devant ce dilemme. Et la crise de l’Église est là, se situe là. L’Église “ conciliaire ”, sensible au monde moderne pour qui l’homme est tout, ira jusqu’à donner des droits à l’erreur, au mal par complaisance…Comment pouvoir donner un droit à l’erreur et au mal ? Voilà le dilemme de l’Église aujourd’hui. C’est une question d’amour. Mgr Lefebvre avait choisi l’amour de Dieu et cela absolument. D’où sa devise épiscopale : Credidimus caritati. Voilà tout Mgr Lefebvre. Voilà ce qu’il nous a enseigné. Voilà ce à quoi je désire moi-même rester fidèle. Vous pouvez ainsi voir qu’il m’a fort inspiré.
2) Quelles fonctions avez-vous occupées au sein de la FSSPX avant de venir au Québec ?
Ma “ carrière ecclésiastique ” est simple. Trois ans au séminaire d’Ecône comme professeur et sous-directeur. Dix-huit ans en France comme supérieur de District. Avec mes confrères, on a fait le District de France. En 1976, lorsque j’ai reçu de Mgr Lefebvre la responsabilité du District de France, il n’y avait pas grand-chose. Peut-être une à deux maisons, Avec mes confrères, on s’est beaucoup démené pendant dix-huit ans pour fonder prieurés, églises, chapelles, écoles, revues, maisons de retraites... Peut-être même trop ? Mes successeurs, je crois, ont dû recevoir l’ordre de freiner un peu l’action, de cultiver davantage la vie commune. Je leur dirais aujourd’hui – la vie est un perpétuel balancier – “ remettez les ”gaz”, on stagne ”. En 1994, mon mandat n’ayant pas été renouvelé… je n’avais plus rien à faire. J’ai passé quelques mois en Alsace et en Angleterre pour essayer d’apprendre l’anglais. Peine perdue. J’y fus toujours rebelle. Ainsi, en 1995, une place se libérant, en Normandie, j’ai demandé de m’installer à Caen. J’ai beaucoup aimé et les Normands et l’apostolat direct, malgré les difficultés rencontrées. Mais laissons cela à Dieu. J’ai quitté la Normandie après avoir fondé DICI, une agence d’information et fait revivre Nouvelles de Chrétienté, la revue de Dom Guillou, que nous tirions à plus de 13.000 exemplaires. C’était pour moi un nouveau mode d’apostolat qui m’a passionné. En 2001, je fus nommé à Bruxelles, supérieur de la maison autonome de Belgique. Puis, “ en froid ” avec la Maison générale, j’ai dû prendre une année sabbatique que je passe jusqu’à nouvel ordre au Canada, à Québec. Et comme je constatais des différends de plus en plus importants avec “ ma direction ”, j’ai donné ma démission d’assistant général, fonction que j’ai exercée depuis le début de la Fraternité, depuis le 1er Novembre 1969, d’abord nommé par Mgr Lefebvre, puis élu par mes confrères au cours des deux chapitres généraux qu’a connus notre Société depuis qu’elle existe.
3) Pourquoi étiez-vous fortement favorable aux sacres en 1988 ?
Dès que le problème des sacres commença à se poser, j’y fus favorable. Oh ! Je m’en remettais personnellement à la sagesse de Mgr Lefebvre. Je le savais homme d’Église. Je savais qu’il aimait l’Église, qu’il voulait servir l’Église. Il le fit toute sa vie. Il le fit en Afrique, pendant des années. Là, il eut un rôle très important. Délégué apostolique pour l’Afrique francophone, il connaissait l’Église plus et mieux que beaucoup. Il avait eu de nombreux contacts avec Pie XII, avec les dicastères romains. Il était fort apprécié de tous, de beaucoup. Il avait eu l’occasion, dans sa vie, de choisir, de préparer de nombreux évêques. Il organisa de nombreuses conférences épiscopales en Afrique. Il fut, en tant que Supérieur Général des Pères du Saint-Esprit, en contact avec les grands de ce monde, du monde religieux, du monde politique. Il dut fréquenter aussi les ministères du Gouvernement français. Il courut le monde entier. Tout cela vous donne de l’expérience, de la sagesse. Il connaissait l’Église, vous dis-je, et ses rouages. Cette longue expérience de gouvernement, d’initiatives, de fondations au service de l’Église… ouvre l’horizon. Bref, je lui faisais confiance, plus que certains, peut-être, qu’il avait ordonnés et qui le quittèrent au moment des sacres, n’estimant pas assez, pas à sa juste valeur, celui qui les avait faits prêtres. Bref ! Je lui faisais confiance. Ce qu’il déciderait en cette affaire très difficile serait bien décidé.
Mais, au-delà de cela, j’étais, moi-même, favorable aux sacres. Je ne voyais pas comment la Tradition catholique, le sacerdoce catholique, la messe catholique pourraient survivre, sans la succession épiscopale assurée. C’est l’évêque qui fait le prêtre. C’est le prêtre qui offre le sacrifice de la messe, qui renouvelle le sacrifice de la Croix et ce sacrifice de la Croix est au cœur de l’Église, comme il est au cœur de la pensée de Notre Seigneur, au cœur du plan divin de Salut. La messe est, dès lors, essentielle à l’Église, au monde, à toute cité. La messe, la “ vraie messe ”, abolie, ce serait la fin de l’Église, la fin du Salut éternel. Cela ne se peut, ne se pouvait. L’épiscopat et sa succession sont donc essentiels à l’Église, au prêtre, au sacrifice de la messe, perpétuant le sacrifice de la Croix, au cœur de nos vies de baptisés. Mgr Lefebvre parti, nul évêque n’aurait eu le courage de soutenir son œuvre. Rome ne l’aurait pas permis. Il ne faut jamais oublier cela. Le Cardinal Villot, à l’époque, en 1976, était intervenu pour qu’aucun évêque ne donne à Mgr Lefebvre les lettres “ dimissioriales ” pour les ordinations. Rome ayant échoué à faire plier notre prélat n’attendait que sa mort. C’est peut-être dur de dire cela mais c’est la vérité. À cette époque – qu’on ne l’oublie pas ! – le Vatican voulait toujours la disparition de la messe traditionnelle, même encore en 1988. Aucun indice ne nous permettait de dire le contraire.
Si la Fraternité Saint Pierre et les “ autres ” ont trouvé quelques évêques après 1988, ils le doivent pour beaucoup à la pérennité de la Fraternité Saint Pie X et à sa croissance. Dom Gérard, M. l’abbé Bisig, le Père de Bligniéres, Mgr Wladimir…ont eu toutes les faveurs de Rome, certainement en raison de leurs qualités, mais aussi parce qu’il fallait absolument réduire l’influence de Mgr Lefebvre, sinon la détruire. Les inonder de privilèges était un moyen pour attirer le monde traditionnel vers eux et déstabiliser la Fraternité Saint-Pie X. Pourquoi donc Rome ne leur donnait-elle pas, avant les Sacres, tous les privilèges ? Ils n’avaient pas moins de qualités avant qu’après. Le modernisme enrageait devant la “ résistance catholique ” de Mgr Lefebvre, résistance qui sauvait et le sacerdoce et la messe catholique. On le vit clairement en 1976, avec les ordinations faites par Mgr Lefebvre. On le vit encore en 1984, avec la lettre Quattuor abhinc annos. Là, il ne fallait plus dire la messe traditionnelle. Ici, “ un privilège ” en faveur de la messe traditionnelle était donné, mais à quelles conditions odieuses ! Et ce “ privilège ”, nos amis le doivent plus à la force d’âme de Mgr Lefebvre qu’à l’amour de Rome pour cette messe traditionnelle. Il ne faut surtout jamais oublier que le “ combat ” fut toujours centré sur la messe… et il en sera toujours ainsi jusqu’à la fin, jusqu’à la victoire de la messe “ tridentine ”. J’aime citer cette phrase de l’Apocalypse de Saint Jean au chapitre 12, ce fameux chapitre du combat de la femme et du dragon. C’est toujours notre combat. Saint Jean écrit : “ Eux aussi l’ont vaincu par la vertu du sang de l’Agneau et par la parole de leur témoignage ayant renoncé à l'amour de la vie, jusqu’à souffrir la mort ”. Ainsi si Mgr Lefebvre n’avait pas fait les sacres en 1988, son œuvre sacerdotale, à terme, était finie. Comment voulez-vous tenir un séminaire si vous ne pouvez plus ordonner les séminaristes ? Comment voulez-vous perpétuer le sacrifice de la messe s’il n’y a plus de prêtres ? Voilà les raisons simples qui me faisaient soutenir la perspective des Sacres par Mgr Lefebvre. Essentiellement pour la messe et pour le sacerdoce, terriblement mis en danger dans la situation présente de l’Église. Au point de vue canonique, la distinction qu’il faisait me paraissait suffisante pour sa légitimité canonique : un épiscopat sans juridiction – le contraire aurait été schismatique – mais capable d’accomplir ce qui, ontologiquement, relève de l’épiscopat : faire des prêtres. Tel serait leur rôle.
4) Pensez-vous que les mêmes raisons pourraient être valables aujourd’hui ? Ou est-ce qu’il y a des dangers d’attendre une réconciliation dans le futur plutôt que de chercher à obtenir une entente dès maintenant ?
Aujourd’hui, les conditions ne permettraient pas, à mon humble avis, de faire ce qui fut fait en juin 1988. Plusieurs de mes confrères vont, peut-être, sauter au plafond, quand ils prendront connaissance de cette interview. Peu importe. Je suis libre et garde mon libre jugement. Je n’aime pas les oukases. Je ne les ai jamais aimés ni dans le progressisme, ni ailleurs. Pourquoi les sacres ne seraient pas raisonnables, à mon avis, aujourd’hui ? Parce que beaucoup de Romains, devant la situation très difficile dans laquelle se trouve l’Église, changent, sont en train de changer. Changent, en particulier, sur le problème de la messe traditionnelle. La messe du 24 mai 2003 n’est pas un feu de paille. Croyez-moi. Cet acte est le fruit d’une longue évolution qui a commencé, me semble-t-il, à peu près, en 1992, avec la publication d’une série de livres du Cardinal Ratzinger et une série de conférences, d’homélies, l’interview du Cardinal Stickler. À Sainte-Marie-Majeure, le Cardinal Castrillón s’est voulu la voix de l’Église en rappelant le “ droit de citoyenneté ” de la messe dite de Saint Pie V, cette messe, qui, pour être sauvée, justifia les sacres de 1988… De plus, l’encyclique du Pape, Ecclesia de Eucharistia vivit, est aussi très importante. Je vous renvoie à mon commentaire que vos lecteurs pourront lire sur le site ITEM. De l’interdiction systématique, qui date de la résolution de Paul VI et de son fameux consistoire qui s’est tenue aussi un 24 mai 1976 (24 mai ! Décidément cette date est importante), nous voilà arrivés à l’acceptation – de principe – de la messe tridentine. Elle ne fut jamais abolie. Certes. Mais, voilà que de plus en plus d’autorités religieuses le reconnaissent aujourd’hui, osent le dire maintenant publiquement. Les écrits, en ce sens, se multiplient. Voyez les nombreuses interventions, en ce sens, du cardinal Ratzinger. Que de livres n’a-t-il pas écrit sur ce sujet ! Il le dit expressément dans son livre de souvenirs. Voyez les nombreuses conférences, homélies, l’interview du Cardinal Stickler. Voyez les dernières interviews du Cardinal Arinze, du Cardinal Medina. Non seulement elle ne fut jamais abolie, même si, pendant des années, on a voulu faire croire le contraire. Mais c’était une fable. Notre résistance a sauvé le droit. Des Cardinaux, aujourd’hui, disent le droit. Pas un, mais plusieurs. Non seulement elle ne fut jamais abolie. Mais, aujourd’hui, un cardinal, le Cardinal Castrillón Hoyos se lève pour dire, forcément avec l’aval du Pape, qu’elle a toujours “ droit de cité ” ! C’est formidable. C’est nouveau. Bigrement nouveau. De plus, il n’y a pas longtemps de cela, c’était hier, le Cardinal Ratzinger écrivait qu’il fallait arrêter ce conflit des messes, cette opposition contre la messe dite de Saint Pie V. C’est nouveau. Il disait également qu’il ne comprenait vraiment pas pourquoi beaucoup de ses confrères maintenaient cette lutte. C’est également nouveau.
Les choses changent du côté de Rome au sujet de la messe tridentine. Vous savez certainement qu’en 1986, deux ans avant les sacres par Mgr Lefebvre, le Pape Jean-Paul II nomma une commission de neuf Cardinaux. Il leur posa la question de l’abolition ou nom de la messe dite de Saint Pie V, de la Bulle de Saint Pie V Quo primum tempore. Huit Cardinaux sur neuf répondirent au Pape : “ Non la Bulle Quo primum tempore n’a jamais été abolie ”. Ils firent, en plus, à cette occasion, au Pape, des propositions pour régler cette crise de la messe. Ils demandèrent que soient reconnues, à égalité de droit, la messe de toujours et la messe nouvelle. C’était même la troisième proposition. Ainsi, déjà en 1986, d’interdite qu’elle était, la voilà de nouveau permise, et à égalité de droit avec la nouvelle messe. C’est le Cardinal Stickler, lui-même, qui nous révéla l’affaire en 1995, dans une interview qu’il donna aux USA, à l’association “ Latin Mass society ”. Cette proposition, sous la pression de certains épiscopats, ne fut pas acceptée finalement par le Pape. Je pense que si cette proposition avait été retenue par le Pape, vraisemblablement les sacres de 1988 n’auraient pas eu lieu… Car la messe de la Tradition ayant retrouvé officiellement tous ses droits dans l’Église, une des raisons de l’opposition de Rome contre la Fraternité n’existait plus. Nous n’aurions certainement plus été aussi mal considérés. Des évêques auraient repris des contacts avec nous. Les donnes auraient été nouvelles. Certainement. Malheureusement le Pape, favorable pourtant personnellement, a hésité et devant l’opposition des certains épiscopats, toujours selon le dire du Cardinal Stickler, n’osa pas légiférer dans le sens de la proposition cardinalice.
D’autre part, personnellement, je suis un de ceux qui pensent qu’il y a, de fait, un danger pour nous de voir ce conflit s’éterniser et de voir s’éloigner une solution d’entente avec Rome. En un mot, l’Église est une société visible et hiérarchique. Si on vit trop longtemps en autarcie, on finira par perdre le sens de ce qu’est la hiérarchie. Elle est pourtant de constitution divine. Nous sommes donc menacés, le temps passant et l’opposition demeurant, à oublier Rome, à nous organiser de plus en plus en dehors de Rome, à devenir un groupe autocéphale. Je ne dis pas que nous y sommes tombés. Mais il y a danger. Il faut en tenir compte. Le meilleur pilote est celui qui connaît les dangers d’un itinéraire et qui prévoit, autant que possible, les difficultés qui peuvent survenir. Pas celui qui ferme systématiquement les yeux, qui ne veut rien entendre. Il fonce ou il freine à mort, alors qu’il conviendrait de donner de la souplesse pour reprendre une croisière normale. C’est pourquoi j’ai toujours préconisé que, dans notre apostolat, nous restions toujours au contact des autorités, ne serait-ce que pour les faire évoluer dans le bon sens, qu’on se rappelle incessamment à leur bon souvenir. Nous sommes du troupeau, de votre troupeau. Vous ne pouvez nous ignorer…
Il faut croître, ce que nous faisons, il faudrait le faire davantage. C’est la meilleure manière, pour nous, de ne pas avoir d’esprit schismatique. Si nous faiblissions dans notre rayonnement, si nous restions entre nous, satisfaits ou non de notre situation, c’est là que le danger de schisme, je dirais “ schisme psychologique ”, se ferait sentir sérieusement. Les jeunes sont de mon avis. Et je le dis. Que la direction de la Fraternité, aujourd’hui, pense que j’exagère, libre à elle. Mais les jeunes générations parmi nous n’ont jamais connu une situation ecclésiale normale. C’est là qu’il y a danger de glisser à terme vers l’autocéphalie. C’est du moins mon avis. Et je le dis. Que la direction de la Fraternité pense que j’exagère, libre à elle. C’est elle qui commande, qui dirige. Elle refuse encore un accord avec Rome. Elle a ses raisons. Je pense qu’elle ne prend pas tous les éléments en compte …Mais, c’est elle qui dirige. Pas moi. Mais rien ne m’empêche de garder mon avis et de le justifier. Cela peut faire réfléchir. Cela pourra servir un jour. J’y suis attaché. Qui pourrait bien me le reprocher ? J’ai accepté “ l’exil canadien ” pour mes idées. De plus, la situation dans laquelle les sacres ont mis le gouvernement de la Fraternité n’est pas la meilleure. À terme, il pourrait y avoir, un jour, un conflit. Le gouvernement de la Fraternité pourrait devenir, de facto, un jour, bicéphale. Imaginez une opposition entre le Supérieur général et les quatre évêques. Les uns veulent un accord. L’autre ne le veut pas. Qui va trancher ? Théoriquement le Supérieur général, même s’il n’est pas évêque. Mais pratiquement, ce sera bien difficile. Un conflit peut voir le jour.
Avec un accord avec Rome, un bon accord s’entend, une espèce d’alliance entre catholiques de bonne volonté, rien de semblable. Bien entendu les termes et le sens de cette alliance, où tout ce qui reste de catholiques après quarante ans de crise conciliaire feraient cause commune, est à peser mûrement. Mais il faut aller vers quelque chose comme cela.
5) Plusieurs prêtres et évêques ont réagi différemment de vous à la réconciliation de Campos. Votre réaction a été vraiment positive, et vous étiez présent au sacre de Mgr Rifan. Pourquoi pensez-vous que c’était une étape positive non seulement pour les traditionalistes de Campos, mais pour tous les catholiques de tradition ?
La crainte de l’esprit de schisme, que je viens d’exprimer, l’amitié que je porte à ces prêtres héroïques, pour les avoir visités trois fois, dont je connais les paroisses et les nombreuses œuvres, m’ont fait suivre avec intérêt cette affaire. J’y ai surtout vu, là encore, le problème de la messe. L’attitude de Rome était nouvelle. Rome donnait la messe à nos amis, prêtres de Campos. Et cela, librement. Sans condition. Elle reconnaît, à cette Administration apostolique personnelle “ Saint Jean Marie Vianney ”, le droit, la facultas de célébrer, dans toutes les églises de leur Administration apostolique, la messe traditionnelle. J’ai étudié leurs statuts avec application. Ainsi, pour moi, les choses allaient dans le bon sens, en faveur de la messe. La situation était radicalement différente de celle des pères et abbés des communautés Ecclesia Dei adflicta. Avec eux, nous en étions toujours essentiellement à la législation de 1984, de la messe dite de l’indult. Qui est une simple “ permission ”, une simple tolérance que Rome, par libéralité, et calcul, leur concédait. Avec des restrictions odieuses, impératives, et surtout avec l’obligation de reconnaître la nouvelle messe comme “ légitime et orthodoxe ”. Ce sont les deux adjectifs de la lettre Quattuor abhinc annos qui était la législation fondamentale proposée et acceptée par nos amis dépendant de la Commission Ecclesia Dei adflicta. Il fallait admettre et cette législation et ces deux adjectifs pour bénéficier de l’Indult de 1984. Avec Campos, rien de tel, rien de semblable. Une franche reconnaissance du droit de la messe tridentine sans avoir à reconnaître que la nouvelle messe est “ légitime et orthodoxe ”. Vous pouvez voir mon analyse dans le numéro 1 de la lettre confidentielle publiée par Item, sur le site du même nom ITEM. Il leur fut demandé une simple reconnaissance de la validité, en soi, de la nouvelle messe. Ce qui a toujours été enseigné par Mgr Lefebvre. C’est qu’il y a une grande différence entre “ validité ”, “ légitimité ” et “ orthodoxie ”. Ce ne sont pas des mots synonymes, voyez-vous. Une chose peut être valide sans être légitime ni orthodoxe. Il faut même distinguer entre légitimité et orthodoxie. Ces deux mots ne se recoupent pas, non plus… Est légitime ce qui est fondé “ en droit ”, mais aussi “ en équité ”. Le “ droit ” et “ l’équité “ ne sont pas, non plus, la même chose. Il faut distinguer. Je pourrais vous démontrer que la nouvelle messe n’est pas, certainement, légitime ni en droit ni en équité. En droit, car précisément la nouvelle messe fut imposée à l’Église par suite de bien des irrégularités canoniques, même des faux en écriture. Ce qui jette une légitime suspicion sur cette législation. “ Peut-être, me direz-vous, mais elle bénéficie aujourd’hui de la prescription trentenaire ”. Ce n’est pas certain. Car il faudrait, pour cela, qu’elle bénéficie d’une jouissance “ paisible ” dans l’Église. Ce qui n’est pas le cas. Je peux vous renvoyer, sur ce sujet juridique, aux études de M. l’abbé Dulac dans la revue Le Courrier de Rome que vous pouvez trouver toujours sur le site ITEM. Cette nouvelle messe peut même être dite non légitime sur le plan de l’équité, de la justice. Ce fut faire violence à la sainteté de L’Église que de lui avoir imposé, de force, un rite qui, aux dires même de ses protagonistes, finit par tout désacraliser. Orthodoxe veut dire conforme aux dogmes, à la doctrine. Or, précisément, cette question de l’orthodoxie ou non du Novus Ordo Missae est soulevée, aujourd’hui, de facto, par la plus haute autorité de l’Église : le pape lui-même. Je pense que cette question est dans la logique de sa dernière encyclique. Cette question d’orthodoxie fut soulevée, aussi, tout au début de l’affaire de la messe, par le Cardinal Ottaviani et le Cardinal Bacci qui, dans leur lettre au Pape Paul VI, écrivaient que cette nouvelle messe s’éloignait dans l’ensemble comme dans le détail de la Théologie catholique définie à la XXIIe session du Concile de Trente. Le Pape, aujourd’hui, le reconnaît de facto, lui qui veut chercher à corriger, réformer la nouvelle messe, déficiente sur le plan théologique. Les “ ombres ”, comme il dit... Voilà les raisons qui me portaient à considérer avec beaucoup de sympathie “ l’affaire de Campos ”, qui fait gagner du terrain à la messe traditionnelle.
6) Beaucoup de prêtres de votre Fraternité, incluant Mgr Fellay, ont loué la nouvelle encyclique du Saint Père Ecclesia de Eucharistia. Considérez-vous la nouvelle encyclique comme un signe positif sur les plans doctrinal et liturgique ?
Vous me demandez si je porte un jugement positif sur ce document du Pape. Oui, et bigrement. Cette encyclique est vraiment un signe positif sur le plan doctrinal et liturgique. On y voit l’autorité nouvellement consciente du drame qui touche l’Église et sa liturgie. On assiste, de fait depuis le Concile, à une formidable désacralisation de la liturgie. La réforme liturgique, telle qu’elle fut conçue et appliquée dans l’Église, a dénaturé la liturgie en ne respectant pas sa finalité. La liturgie de l’Église est essentiellement un culte rendu à Dieu. Le prêtre offre, au nom du peuple, “ pour les vivants et pour les morts ”, pour le peuple qui s’unit à cette action, le Sacrifice du Christ qui rend à Dieu “ tout honneur et toute gloire ”. Telle est la finalité essentielle de la liturgie. La liturgie catholique a une dimension transcendantale. Elle nous oriente vers Dieu. Elle nous ordonne à Dieu. Il y a une similitude entre la liturgie romaine et la liturgie céleste. Lisez le livre de l’Apocalypse de Saint Jean, vous verrez que tout le culte céleste est tourné vers le Père et l’Agneau de Dieu, l’Agneau pascal : les anges, les élus chantent et magnifient sa puissance, sa divinité, sa gloire, sa sainteté. Le Sanctus de notre messe est une louange divine. Tout cela est, pour beaucoup, bel et bien perdu. La hiérarchie catholique s’en aperçoit enfin. Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Elle veut corriger ces “ ombres ”. Comment ne pas s’en réjouir ? Cette encyclique a la même importance que Mysterium fidei de Paul VI. La situation catastrophique dans laquelle se trouve la pratique de la vie liturgique dans l’Église, ce que reconnaît amplement, dans ses nombreux livres sur la question, le Cardinal Ratzinger, me laisse penser que des résultats vont être obtenus. C’est à espérer. C’est l’ultime coup de rein avant la mort. Si cette encyclique n’est pas suivie d’effet…c’est la noyade. Il est même bien tard.
Et combien va être difficile la restauration ! C’est encore une raison pour laquelle je serais assez favorable à ce que nos supérieurs légalisent notre situation dans l’Église. Il faudrait être aujourd’hui dedans, avec le droit reconnu de la messe Saint Pie V sur les autels de la Chrétienté (ou du moins, pour commencer, dans tous les sanctuaires nationaux, dans toutes les Basiliques romaines, bien sûr, dans nos propres Églises, celles de notre Administration, ou dans les églises diocésaines “ personnelles ”, que le Vatican devrait pouvoir obtenir des épiscopats. Une ou plusieurs par diocèse, selon les circonstances ou dans chaque cathédrale. Il faut avoir le sens du possible. Trop demander, c’est ne rien demander), pour aider et participer à la restauration liturgique dans l’Église. On parle, de plus en plus, à Rome, d’une permission générale accordée à tous les prêtres, par degrés. Entendons-nous bien : en soi, il n’y a aucune permission à demander ou à donner, mais de fait, les choses étant ce qu’elles sont, il faut en passer par-là pour réintroduire partout la messe traditionnelle.
Cela devrait être possible d’autant qu’il ne faut pas minimiser le grave problème de la pénurie de prêtres, du moins en Europe. Les prêtres, pour beaucoup, ont perdu le sens liturgique. Il faut voir les choses concrètement. La liturgie, aujourd’hui, dans bien des paroisses, c’est tout et n’importe quoi. Nous pourrions coopérer à cette restauration, avec notre “ charisme ”. La nouvelle génération de prêtres est lasse de la platitude liturgique, des “ shows ” post-conciliaires. Elle veut retrouver la plénitude de la liturgie. Il n’en faudrait pas beaucoup pour remettre de l’ordre. Je l’ai vu à Sainte-Anne-de-Beaupré, le 26 juillet, en la fête de Sainte Anne. Avant que n’arrive notre heure pour la célébration de la messe à la crypte de la Basilique, un véritable “ show ” liturgique eut lieu. Un vrai désordre. Un chahut, une agitation désolante. Une musique sensuelle, mièvre, sans élévation spirituelle. Une musique de folklore. Les gens allaient, venaient, sans recueillement…Il a suffi que nous changions de sens, l’autel, que nos fidèles se mettent à genoux et non pas systématiquement assis, que l’orgue fasse entendre ces premiers accords, que le chapelet soit récité pour que, tout de suite, les mêmes fidèles cessent de déambuler, changent d’attitude, de comportement.
7) Lors de la messe du 24 mai 2003, le Cardinal Castrillón Hoyos a dit durant son homélie : “ L’ancien rite romain conserve donc dans l’Église son droit de citoyenneté au sein de la multiformité des rites catholiques tant latins qu’orientaux. Ce qu’unit la diversité des rites, c’est la même foi dans le mystère eucharistique, dont la profession a toujours assuré l’unité de l’Église sainte, catholique et apostolique. ” Croyez-vous que cette affirmation soit juste ou non ?
Oui, j’ai beaucoup apprécié les paroles du Cardinal Castrillón Hoyos le 24 mai 2003. Elles ne furent pas prononcées à la légère. Elles ont été pesées par le Cardinal. Il en savait l’importance, le retentissement dans l’Église, les effets, les conséquences. Il a fait attention, croyez-moi, à ce qu’il disait. Il reconnaît le droit de la messe tridentine dans l’Église. Il dit, pour de bon, le droit : la messe dite de Saint Pie V n’a jamais été abolie canoniquement par aucune autorité dans l’Église, et certainement pas par le Pape Paul VI. Ce fut en 1986 la réponse donnée par la commission cardinalice nommée par Jean-Paul II. Cette commission, à l’époque, disait le droit. Ça n’a pas plu au courant moderniste. On a, par faiblesse, “ tu ” l’affaire…Il fallut attendre 1995 pour qu’une autorité ecclésiale, le Cardinal Stickler, ose révéler la chose et dise publiquement le droit : la messe n’a pas été abolie. Aujourd’hui tout le monde le dit. Tous les cardinaux qui se penchent sur la question le disent. Le Cardinal Medina le dit, après avoir dit le contraire, en 1999… Le Cardinal Arinze aussi, il est le préfet de la Congrégation du culte divin. C’est l’autorité sur ce sujet. Le Cardinal Stickler, c’est un canoniste dont l’autorité est reconnue. Le Cardinal Ratzinger, qui est la cheville ouvrière de la restauration liturgique dans l’Église. Tous ses livres récents le prouvent. Sa participation déclarée à la rédaction de la dernière encyclique du Pape Jean-Paul II le laisse comprendre. C’est nouveau. C’est extraordinairement nouveau. Voilà quarante ans ou presque qu’on disait le contraire. Et l’autorité, la même, se taisait. Certains de mes confrères me disent : “ Attendons de voir. On ne peut toujours pas dire la messe de toujours sur tous les autels de la catholicité ”. Je le concède volontiers. Mais je réponds : “ Attendez effectivement ”. Le retour de la messe Saint Pie V ne va pas se faire en un jour, en une fois. Ce n’est pas en un jour que l’eau de la mer se retire de la plage à la marée descendante. Elle prend son temps. Elle se retire lentement, petit à petit.
Je sais que le Père Stephan Zigrang, curé de la paroisse de Saint-André à Channelview, dans le diocèse de Galveston-Houston, aux USA, fut retiré de sa paroisse parce qu’il venait de reprendre la messe de son ordination. Et nous étions le 1er juillet 2003. Alors… Mais, je sais aussi que la Basilique Sainte-Anne-de-Beaupré fut ouverte à mes confrères pour y célébrer la messe de Saint Pie V, le 26 juillet 2003. Alors ! Contradiction ? Entre les tendances internes sans doute. Lenteur normale des choses. L’eau de la mer, à la marée montante, revient lentement. Les choses humaines sont ainsi. Lentes. Le mouvement de restauration sera lent. Mais peu à peu, il s’universalisera. C’est certain. Le droit est le droit. Sinon, nous poursuivrons notre résistance. Elle est légitime. Hier, elle était légitime. Les autorités le reconnaissent. Elle sera toujours légitime. La messe canonisée par Saint Pie V, restaurée dans sa pureté par le même Pape, est une coutume immémoriale dans l’Église, jamais abolie, toujours légitime. Le pourrait-elle d’ailleurs ? Ce n’est pas certain. Mgr Gamber le soutient dans son livre en français, La Réforme de la messe en question, livre préfacé par Mgr Ratzinger.
Quant à la pluralité liturgique sur laquelle se fonde le Cardinal Castrillón Hoyos, j’y suis, bien sûr, favorable, dans la mesure où la “ réforme de la réforme ” permettra au rite des paroisses de se rapprocher peu à peu du rite traditionnel. En soi, l’Église a toujours respecté la diversité liturgique. Voyez l’attitude du Pape Saint Pie V ! Ici, il s’agit d’une saine tolérance pour un rite qui se “ retraditionalise ”. L’unique condition requise, c’est que le rite, en question, exprime la foi catholique.
8) Dans le contexte de ces étapes positives, est-ce que la réconciliation de la FSSPX avec Rome est possible dans un avenir rapproché ? Dans quelques mois ou dans quelques années.
Ma réponse sera brève. Une fois n’est pas coutume. Une “ réconciliation ”… le mot n’est peut-être pas le meilleur…Les mots ont une grande importance, vous savez. Ils définissent les choses. Je parlerais plutôt de restauration de relations normales entre catholiques de bonne volonté. Cette restauration est plus que souhaitable. Elle est nécessaire. Dans un mois ! Dans trois ans ! Je ne sais. Voyez ceux qui tiennent la barre. Pour moi, aujourd’hui, dans les circonstances présentes, du côté de Rome, qu’il faudra aider à couper beaucoup de “ branches mortes ”, de véritables hérésies, et de notre côté, qui a besoin de davantage d’espace pour l’apostolat, je dirais volontiers : “ le plus tôt possible ” Plus le temps passe et plus la reconstruction est urgente. Mais faudrait-il, là encore, préparer les esprits, expliquer, justifier. C’est très important. Cela relève de l’autorité. Elle peut compter sur moi pour appuyer ses efforts dans ce sens…
9) Quelle est l’attitude générale parmi les prêtres et les laïcs de la FSSPX en France au sujet d’une éventuelle réconciliation avec Rome ?
Les avis, en France, sont partagés à propos de ce que j’appelle une restauration de relations normales. Certains sont pour. D’autres attendent, patiemment, la décision de l’autorité. D’autres sont farouchement contre. Ce sont ceux qui en restent à 1999, à la législation rappelée, à cette date, par le Cardinal Medina. Mais vous le voyez, il a lui-même changé d’avis en trois ans.
Ce sont ceux qui insistent sur l’attitude de Rome à l’égard de la Fraternité Saint Pierre, destituant M. l’abbé Bisig et mettant à sa place un autre supérieur. Mais le Cardinal ne reprendrait peut-être pas aujourd’hui la même décision. Il venait d’arriver en Europe. Il n’avait pas eu le temps d’apprécier le problème dans toute son ampleur. Ce sont ceux qui considèrent les choses de manière trop statiques. Ils pensent que, à Rome, rien ni personne n’a changé, que personne n’y joue franc jeu… Ce n’est pas mon avis. Je démontre qu’en trois ou quatre ans les choses ont bien changé.
10) Pensez-vous que cette attitude est différente de l’attitude des prêtres et des laïcs de la FSSPX ici en Amérique du Nord ? Pensez-vous que la récente mutation de Mgr Williamson en Amérique latine a un lien avec d’éventuels rapprochements de la FSSPX et Rome ? Est-ce que Mgr Williamson n’est pas un des plus fermes opposants à ces rapprochements ?
En Amérique du Nord, disons au Canada, et plus précisément au Québec, les grands problèmes de l’Église font l’objet de beaucoup moins de discussions, de passions, qu’en France. Les intelligences en la “ Nouvelle-France “ sont plus calmes qu’en France. Il me semble que l’on s’en remet plus volontiers aux autorités. Tout simplement. “ Ce n’est pas l’heure d’une solution avec Rome ”. Point. On n’en parle pas ou peu. Les fidèles pensent à se sanctifier et suivent les offices proposés à leur dévotion. Tranquillement. Je pense qu’ils attendent l’heure des “ retrouvailles ” avec Rome, avec joie, pour certains, avec un peu d’inquiétude, pour d’autres : “ pourvu qu’ils ne fassent pas avoir ” ! Mais c’est l’affaire de la Maison générale.
Je ne suis pas ou plus dans les secrets des dieux et je ne sais les raisons de la mutation de Mgr Williamson en Amérique du Sud. Mais, pour autant que je peux juger, je crois que sa mutation n’a rien à voir avec les éventuels rapprochements de la FSSPX avec Rome. Il change parce que cela fait très longtemps qu’il est à Winona et qu’il est bon de changer quelquefois les cadres. Tous les cadres de l’Amérique de Nord ont changé ou vont changer. Les poids lourds ! Hier, M. l’abbé Scott, Supérieur du District, fut changé. Aujourd’hui, c’est le tour de Mgr Williamson, de M. l’abbé Ramon Anglès, de l’école du Texas. Ce n’est pas plus compliqué. Il ne faut pas imaginer des conflits, des oppositions, des raisons cachées. Non ! Certes, Mgr Williamson est un des plus fermes opposants au rapprochement d’avec Rome. Mais cela n’a rien à voir avec sa mutation en Argentine. Opposé, il est. Opposé il le restera, même à la Reja . Il est suspicieux de nature. La suspicion peut conduire à l’erreur. Il pense que “ les Romains ”, comme il aime à le dire, n’ont pas changé. C’est son avis. Cet avis est prépondérant auprès de Mgr Fellay. Le sera-t-il demain ? Qui vivra verra.
11) Considérant votre amitié et votre proximité avec Mgr Lefebvre, pensez-vous qu’il aurait accepté l’offre de réconciliation que Rome a récemment présentée à la FSSPX dans la ligne des accords de Campos ?
Je crois sincèrement que Mgr Lefebvre aurait accepté, aujourd’hui, “ un accord ” avec Rome. Il aurait, peut-être, été plus prudent, plus exigeant sur certains points que ne le fut Mgr Rangel, mais il aurait été, cette fois, jusqu’au bout.
Les exigences demandées par Rome aux Pères de Campos, à savoir : la reconnaissance du Pape Jean-Paul II comme légitime successeur de Pierre, la reconnaissance du Concile Vatican II interprété à la lumière de la Tradition, la reconnaissance de la validité, en soi, du Novus Ordo Missae, la libre discussion sur le Concile, évitant toutefois la dialectique, Mgr Lefebvre les avait déjà acceptées en 1988. Substantiellement ce sont les mêmes. Il ne faut pas avoir peur de le dire. Et je voudrais bien qu’on me dise pourquoi ne pas les accepter. Obliger les Pères de Campos à étudier le Concile : je voudrais bien aussi qu’on me démontre la nocivité de la chose. On ne peut bien critiquer raisonnablement que ce que l’on connaît. Que fait la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X, avec ses symposiums, avec ses Congrès de SiSi NoNo, sinon d’étudier le Concile ? Tout cela est très heureux. Notre critique, notre lecture ne sera certainement pas celle de la hiérarchie romaine. Qu’est-ce qu’on pourra nous dire, si nos critiques sont justes ? La libre discussion du Concile est une chose aujourd’hui indispensable. Hier, elle était impossible. Cette discussion doit avoir “ droit de cité ”, comme pour la messe tridentine. Et pour cela, il est bien nécessaire de connaître le Concile. C’est amusant comme il existe chez nous des tabous, des baudruches. Il faut savoir les percer...
Mgr Lefebvre aurait, vous dis-je, peut-être demandé des choses plus précises. Mais Rome aurait consenti à ces éventuelles précisions. Beaucoup à Rome veulent un accord. Le pape le veut. La situation de l’Église le réclame certainement. L’autorité le sait. Du reste, si Mgr Lefebvre a retiré sa signature du protocole en 1988, c’est-à-dire, s’il n’a pas voulu aller jusqu’à l’accord final, c’est parce qu’on ne lui donnait pas les garanties de protection nécessaires, qu’il réclamait justement, à savoir la majorité dans la commission, commission qui devait avoir pour but de protéger la Tradition de toutes influences modernistes, et qu’on ne lui donnait pas le nombre d’évêques qu’il jugeait nécessaire pour faire face au développement grandissant de la Tradition dans le monde entier et qui aurait encore augmenté dans l’hypothèse d’un accord. Il le dit lui-même dans la conférence qu’il donnait à Ecône le 9 septembre 1988. Voyez : “ … C’est pourquoi nous ne pouvons pas nous lier avec Rome [la Rome moderniste, comme il disait, ou les “ Romains ” comme aime à le dire Mgr Williamson]. Nous aurions pu, si nous étions arrivés à nous protéger complètement comme nous l’avions demandé. Mais ils n’ont pas voulu. Ils ont refusé les membres que nous demandions dans la commission, ils ont refusé le nombre d’évêques que nous demandions. C’est clair : ils ne voulaient pas que nous soyons protégés ”.
C’est pourquoi le terme d ‘“ alliance ”, de “ concordat ”, ou même de “ traité ”, serait peut-être meilleur pour exprimer ce que nous désirons que le terme d’ “ accord ”, et surtout que le terme de “ réconciliation ”.
Eh ! bien, cette protection nous l’aurions dans le cadre d’une bonne administration apostolique. Nos “ évêques ”, reconnus par Rome, auraient ce rôle protecteur que voulait absolument Mgr Lefebvre, vis-à-vis des dicastères romains qui seraient tentés d’indiscrétions modernistes. Ils joueraient le rôle dévolu à la commission prévue : la défense de la Tradition auprès des dicastères romains. Ils sont aujourd’hui nos protecteurs. Ils continueraient à l’être. Et dès lors une administration apostolique personnelle, qui ne changerait rien de ce que nous faisons et de ce que nous sommes, serait une situation idéale. Il s’agit au fond d’épouser parfaitement la réalité que nous vivons et qui nous est familière. C’est certainement la condition parfaite pour la réussite d’un accord. C’est le pragmatisme organisateur. Elle établirait “ légalement ” aux yeux de tous ce que nous faisons, qui est fondamentalement légal et légitime. Certes, il y a de grandes chances que de nombreux évêques ne soient pas favorables. Je le faisais remarquer au Cardinal Castrillon Hoyos. Il en convenait…. Mais peu importe, au début… Nous avons nos églises, nos chapelles, nos écoles, la protection de nos “ évêques ”. Nous serions “ officiels ”, nous les contestataires de la nouvelle messe et du Concile. Ce qui serait très important. Cela influencerait, petit à petit, tel ou tel évêque, y compris doctrinalement. Nos relations, petit à petit, s’amélioreraient, avec celui-là, avec celui-ci. Certains commenceraient à nous donner ici, une paroisse personnelle, là une école petit séminaire, là encore une aumônerie… Nous aiderions petit à petit, discrètement… Il faut considérer les choses dans le concret. Il ne faut surtout pas oublier la pénurie de prêtres. Voilà le grand problème de l’heure. Pour y pallier, certains vous parlent du laïcat, de diaconat. Que sais-je encore ? Il faudrait abolir le célibat ecclésiastique... Et quoi encore ! Manifestement, sur ce sujet, ce n’est pas la solution que veut Rome. Alors, bon gré, mal gré, on passera. La tradition reprendra ses droits. Et c’est pourquoi, aujourd’hui, je suis très favorable à une “ régularisation ” de nos relations avec Rome.
Retenez ce terme : “ régularisation ” ou “ restauration ” de nos relations avec Rome. Il faut obtenir, en somme, que la dénonciation historique de tout ce qu’il y a de néfaste dans le dernier Concile soit reconnue officiellement. Cela se fera tôt ou tard. Plutôt tôt que tard. Il faut être audacieux. Ce n’est pas toujours le propre du clergé.

15 septembre 2003

[Valérie Houtart - La Revue Item] Après l’ère de Vatican II…

SOURCE - Valérie Houtart - La Revue Item - septembre 2003

Le dernier numéro de La Nef (septembre 2003, 6 €) publie un débat théologique qui se voulait très « positif » sur l’Eglise, animé par Christophe Geffroy et Jean-Marie Paupert entre le P. Serge-ThomasBonino, op, directeur de la Revue thomiste, et l’abbé Claude Barthe, de la revue Catholica. Le débat montre que les positions des deux interlocuteurs sont loin d’être diamétralement divergentes : elles s’opposent dans le principe sur les questions doctrinales les plus brûlantes de Vatican II, mais elles convergent sur des options pratiques : 
Sur le magistère de Vatican II
Vatican II est défendu par le P. Bonino (c’est le contexte du Concile qui est défaillant), et attaqué par l’abbé Barthe sur les « points de rupture » comme le dialogue interreligieux et la liberté religieuse (Vatican II a opéré une « réforme démagogique »). La pointe de la discussion visait l’autorité du magistère de Vatican II :

« Père Bonino – Comme l’a recommandé naguère le cardinal Ratzinger, il faut donc lire Vatican II à la lumière de la Tradition. Les « nouveautés » (et les ruptures apparentes) doivent s’interpréter comme un développement homogène de la Tradition et doivent être mises en œuvre dans un sens traditionnel… »

« L’abbé Barthe – Vous évoquez, mon Père, cette nécessité de l’interprétation de Vatican II dans le sens de la tradition. Mais c’est là justement qu’est, à mon sens, la principale difficulté de ce concile. Le contenu de la tradition est donné de manière plus précise par le dernier état du magistère : c’est Trente qui interprète Florence et Vatican I qui interprète Trente dans le sens de la tradition. Ainsi Vatican II devrait représenter l’état le plus abouti de l’explicitation de cette tradition. Or, il n’en est rien et c’est au contraire dans l’enseignement précédent qu’il faudrait chercher une interprétation du dernier concile. A terme, on sortira de la crise lorsque sera donnée de Vatican II une interprétation au sens fort, magistérielle, et donc par définition dans le sens de la tradition. »
Sur la question liturgique
Il apparaît nettement que le P. Bonino représente les catholiques conciliaires qui sont loin d’être satisfaits par la réforme de Paul VI, l’abbé Barthe prônant des solutions de transition pour rectifier progressivement la liturgie des paroisses :

« Père Bonino – Certains aspects de la réforme ont manifestement enrichi la vie du peuple chrétien. Je pense par exemple à la place plus grande faite à l’écoute priante de la Parole de Dieu dans les célébrations. D’autres, avec le temps, ont révélé leurs limites. Comme le nouveau rite n’est pas intangible, ces aspects négatifs peuvent être corrigés par l’autorité compétente… »

« L’abbé Barthe – Cette idée de « réforme de la réforme » gagne du terrain à Rome. D’après ce que l’on peut savoir des intentions de ceux qui l’évoquent, elle concernerait, comme l’expression l’indique, le rite de Paul VI, sans toucher au rite de saint Pie V qui resterait une espèce de référence. Je suis bien d’accord avec vous : il faudra que cette réforme se fasse en douceur. Plutôt que vers un biritualisme, on pourrait aller – il serait bon qu’on aille – vers la coexistence entre un rite de référence et une « liturgie ordinaire » progressivement resacralisée en direction de cette référence. En tout cas, cette « réforme de la réforme » liturgique ne peut manquer de s’accompagner d’une « réforme de la réforme » doctrinale. La déficience de la réforme liturgique est le miroir des problèmes doctrinaux et le flou doctrinal s’exprime visiblement dans le flou liturgique. Si donc l’on en vient à corriger en liturgie, le manque de transcendance, le sens de l’autel ou les prières de l’offertoire, on sera amené en même à sortir de ce qui en est l’équivalent en doctrine… »
Sur l’avenir :
« L’abbé Barthe – Le nombre de vocations est à nouveau en baisse partout. Certes, cette baisse est encore plus angoissante dans les séminaires diocésains. Il reste vrai que les communautés nouvelles ou plus traditionnelles restent les plus riches en vocations, ce qui peut expliquer les bonnes intentions liturgiques d’un certain nombre de prélats. Quant à l’organisation pratique de la pastorale, il faudra sans doute imaginer des solutions diverses. De fait, on vit largement aujourd’hui selon un système de réseaux qui fait que chacun va vers la communauté, la sensibilité de son choix. Le système des paroisses devra être maintenu autant que possible. Mais on peut aussi penser à des lieux vers lesquels se regrouperaient les fidèles, et à partir desquels des prêtres rayonneraient. En tout cas, le nombre de prêtres ne permettra plus dans quelques années de maintenir le système en l’état. Il est clair que, de ce point de vue, la vraie crise est devant nous… »

« Père Bonino – Je constate avec joie, après des décennies où les sciences humaines régnaient en maître comme propédeutique à une théologie délibérément éclatée, que les nouvelles générations de clercs, certes trop réduites, sont généralement soucieuses d’une solide formation métaphysique et théologique à l’école de saint Thomas d’Aquin, pour mieux structurer leur identité chrétienne. »

Les deux interlocuteurs se sont accordés sinon sur les solutions ultimes (l’abbé Barthe propose de faire subir aux textes novateurs de Vatican II la « mise entre parenthèse » qu’a subie la doctrine du concile de Constance affirmant que le concile est supérieur au pape ; puis cette doctrine a été condamnée par Vatican I), du moins sur la nécessité d’opérer la « mise à plat » des problèmes doctrinaux : « Il ne faut pas des solutions de replâtrage à des déchirements de cet ordre. Il vaudrait mieux, pour ainsi dire, circonscrire d’abord la névrose, et bien s’entendre sur ces points qui font difficulté, qui sont à interpréter. Le "respect" des religions non chrétiennes pourrait en être un » (l’abbé Barthe). Ce thème de « la réforme de la réforme » liturgique et doctrinale devrait gagner de plus en plus de terrain.

Valérie Houtart

8 septembre 2003

[Aletheia n°45] Pie XII, pape révisionniste?

Aletheia n°45 - 8 septembre 2003
PIE XII, REVISIONNISTE ?
Citer le seul nom de Robert Faurisson, si on ne l’accompagne pas d’épithètes accablantes, paraît devoir disqualifier pour toujours celui qui s’y risque. Robert Faurisson semble s’être discrédité à jamais aux yeux, non seulement des médias mais aussi de la communauté des historiens, par sa négation, argumentée à travers des milliers de pages, de l’existence de chambres à gaz homicides dans les camps de concentration allemands durant la Seconde Guerre mondiale.
Je n’entrerai pas ici dans cette controverse historique. En revanche, puisque Robert Faurisson publie un ouvrage intitulé Le révisionnisme de Pie XII[1] (121 pages, 15 ¤), je le présente ici, en toute liberté, assuré de n’être imité en France que par un nombre réduit de confrères, dont le nombre se comptera sans doute sur les doigts d’une seule main.
Robert Faurisson part d’un constat. Alors que la Seconde guerre mondiale venait de se terminer en Europe, Pie XII, dans une célèbre allocution devant le Sacré-Collège, le 2 juin 1945, s’est montré impitoyable envers Hitler et le régime nazi. Il a flétri “ les méthodes les plus raffinées pour torturer ou supprimer des personnes souvent innocentes ” mais, remarque Robert Faurisson, “ il n’a pas un mot pour un processus d’extermination physique des Juifs ou pour l’emploi de chambres à gaz d’exécution ”. Faurisson ajoute : “ Sur le sujet, il se taira jusqu’à sa mort, en 1958. ”
Selon Robert Faurisson, si Pie XII n’a jamais dénoncé pendant la guerre, après la guerre et jusqu’à sa mort, les chambres à gaz, c’est qu’il ne croyait pas à leur existence historique. Certes, pendant la guerre, il a déploré vivement le sort fait aux Juifs, et à d’autres victimes, mais jamais sans les nommer directement ni sans entrer dans le détail des moyens de persécution employés contre eux. La veille de Noël 1942, dans un radio-message, il évoque les “ centaines de milliers de personnes qui, sans aucune faute de leur part, quelquefois seulement pour raison de nationalité ou de race, sont vouées à la mort ou à dépérissement progressif. [2]” Le 2 juin 1943, dans une allocution au Sacré-Collège cette fois, le Pape déplorera les “ contraintes exterminatrices ” auxquelles sont voués “ parfois ” ceux qui sont “ tourmentés en raison de leur nationalité ou de leur race ”.
Robert Faurisson entend montrer – et il cite, à ce propos, un rapport diplomatique américain intéressant –  que si Pie XII, pendant la guerre, n’a pas dénoncé les chambres à gaz homicides, ce n’est pas “ parce qu’il ne savait pas ”, mais parce qu’il n’y “ croyait ” pas. Et après-guerre, le Pape n’aurait toujours pas été davantage persuadé de l’emploi de ce moyen d’extermination par les Allemands et de l’existence d’une politique génocidaire de Hitler.
Les textes et documents que cite Robert Faurisson éclairent bien le sujet. Quiconque étudie l’attitude de l’Eglise pendant la Seconde Guerre mondiale lira avec profit cette étude. Mais Robert Faurisson ne peut produire aucun document (discours ou autre), même les trois textes cités, où Pie XII aurait nié ce qu’il n’a pas affirmé. La nuance est de taille. Qui plus est, un pape n’avait sans doute pas à entrer dans ce genre de controverse historique. Pie XII s’était-il seulement fait une conviction sur le sujet, dans un sens ou dans l’autre ? Peut-être pas.
En tout cas, et Robert Faurisson ne le nie pas, il l’affirme même, Pie XII fut “ profondément hostile à l’antisémitisme ” (p. 32) et “ efficace dans son aide aux Juifs ” (p. 38).
Robert Faurisson établit aussi un lien entre le “ révisionnisme ” de Pie XII et la campagne contre son prétendu “ silence ” qui ne cesse d’être relancée. Robert Faurisson estime : “ Pie XII a, jusqu’au bout, résisté à la pression des organisations juives. Il a refusé de cautionner aussi bien la religion naissante de l’“Holocauste“ (une imposture) que la création de l’Etat d’Israël (une autre imposture, directement liée à la première). Il allait payer cher son audace, mais à titre posthume. ”
Dans l’annexe 3 de son livre (l’annexe 2 étant mal venue dans ce volume, me semble-t-il), Robert Faurisson souhaiterait ouvrir un autre dossier : sainte Thérèse Bénédicte de la Croix (Edith Stein dans le siècle) est-elle morte gazée à Auschwitz en 1942 ? N’aurait-elle pas été victime de l’épidémie de typhus qui ravageait alors le camp ? Robert Faurisson, après avoir relevé différentes imprécisions et contradictions, estime : “ Des diverses publications que j’ai consultées, il ressort qu’en réalité on ne sait ni où, ni quand, ni comment sont disparues E. Stein et sa sœur ” (p. 103, souligné dans le texte).
Robert Faurisson cite six ouvrages ou articles consacrés à Edith Stein. Je lui conseillerais de s’adresser au Postulateur général de l’Ordre des carmes déchaux, le P. Simeone della Sacra Famiglia, et de consulter les nombreux volumes de la cause de canonisation, notamment la “ Positio super Virtutibus et super Martyrio ” présentée devant la Congrégation pour la Cause des saints le 2 avril 1986. Peut-être y trouvera-t-il réponse à ses questions ?
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Nouveautés romaines
. Domenico Del Rio, Karol il Grande. Storia di Giovanni Paolo II, Paoline, 312 pages, 18 euros.
Les biographies de Jean-Paul II sont déjà innombrables et la bibliographie sur Jean-Paul II constituerait à elle seule un volume. Ce nouvel ouvrage se signale par diverses particularités. L’auteur, décédé quelques mois avant la parution de son livre, avait été jadis religieux franciscain avant d’obtenir, en 1975, sa réduction à l’état laïc et de se marier. Il était devenu alors devenu journaliste au quotidien la Repubblica et un “ vaticaniste ” estimé. Il a publié rien moins que six livres consacrés à Jean-Paul II. Du premier (Wojtyla il nuovo Mosè, écrit en collaboration avec Luigi Accattoli et publié chez Mondadori en 1988) à celui-ci (Karol il Grande), on voit que l’auteur n’hésitait pas à user de l’hyperbole. Il se justifie, cette fois, en se référant au Time de New York, qui, en 1994, avait désigné Jean-Paul II comme “ l’homme de l’année ” et avait écrit : “ Ses idées sont très différentes de celles de la majeure partie des mortels. Elles sont plus grandes. ”
L’Histoire a accordé l’épithète de “ Grand ” à peu de papes. L’Annuario pontificio, dans la liste des souverains pontifes qui ouvre, chaque année, le volume, ne retient pas ce genre d’épithètes. En revanche, il signale les papes qui ont été béatifiés ou canonisés. C’est un autre critère. Sur les neuf papes qui ont exercé leur Magistère au XXe siècle, cinq ont été canonisés, béatifiés ou voient leur cause introduite. C’est beaucoup.
Pour en revenir au livre de Domenico Del Rio, on appréciera la chronologie biographique détaillée de Jean-Paul II qui termine le volume et les listes, déjà incomplètes, des encycliques et des voyages apostoliques.
On se doute bien que réaliser en trois cents pages la biographie d’un pape qui va atteindre les vingt-cinq ans de son pontificat, conduit à faire des choix. Dans cette biographie, sans notes, sans références ni bibliographie, on trouvera donc un récit des grands événements, un récit brillant, agréable, avec des vues originales, plus qu’une analyse et une mise en perspective historique.
. Evi Crotti et Andrea Tornielli, Dalla penna dei Papi, Gribaudi, 103 pages, 7,50 euros.
Jadis, Carlo Falconi s’était risqué à dresser le portrait psychanalytique de certains papes (I Papi sul divano. L’autoanilisi dei pontefici testimoni di se stessi, SugarCo Edizioni, Milan, 1975, 399 pages). Le pontificat de saint Pie X fut ainsi caractérisé, selon l’auteur, par “ le sadisme de l’autorité ”…
Aujourd’hui, c’est à la lumière de la graphologie qu’Evi Crotti, psychologue, pédagogue et graphologue, et Andrea Tornielli, vaticaniste du quotidien Il Giornale, passent en revue les papes du XXe siècle. Les analyses faites de manière systématique pour chacun d’eux (de Léon XIII à Jean-Paul II) sont résumées ensuite dans un tableau à sept entrées : “ humanité ”, “ objectivité ”, “ détermination ”, “ cohérence avec son propre credo ”, “ souplesse mentale ”, “ conscience de soi ”, “ humilité scientifique ”. Chacune de ces caractéristiques, décelables paraît-il à travers l’écriture, est évaluée sur une échelle de 0 à 4.
Une telle analyse faite sur l’écriture de personnages publics, des décennies après leur mort et après que leur œuvre ait déjà fait l’objet d’amples jugements historiques, est forcément conditionnée par ces jugements. Définir, soi-disant d’après son écriture, le tempérament de saint Pie X comme “ introverti, rigide et intransigeant, avec une bonne capacité assimilative et exécutive ”, est-ce de la graphologie ou la répétition d’une vulgate simpliste qui résume le pontificat du pape Sarto à la lutte antimoderniste ?
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Revue des revues
. Le Baptistère (25-27 rue Lecourbe, 75015 Paris, 3 euros le numéro) se présente comme un “ Bulletin d’information et de formation ”. À l’évidence, cette publication, dirigée par des laïcs, est proche de la Fraternité Saint-Pierre. On y trouve des informations, des documents et des témoignages sur la vie de l’Eglise. Par exemple, dans le n° 2, juin-juillet 2003, l’abbé Michel de Fommervault, de la Fraternité Saint-Pierre, poursuit la publication de son “ Parcours ”. On trouve aussi, sur deux pleines pages, un reportage photographique en couleurs sur la messe historique du 24 mai dernier dans la Basilique Sainte Marie Majeure.
. D.I.C.I. (Etoile du Matin, 57230 Eguelshardt, 2 ¤ le numéro) publie, dans son n° 79, la récente Note de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Considérations à propos des projets de reconnaissance juridique des unions entre personnes homosexuelles. Le document est publié dans son intégralité mais le bulletin de la FSSPX le fait précéder d’un avertissement :
“ Nous livrons ce document qui présente de nombreux éléments positifs. Les unions contre nature sont clairement condamnées et repoussées jusque dans les conséquences pratiques. Cependant, un point négatif mérite d’être souligné. Le numéro 2 énumère les deux fins principales du mariage (procréation et soutien mutuel) dans l’ordre inverse de celui qui est donné par toute la tradition, laissant entendre que la seconde serait la fin primaire, à laquelle la première serait subordonnée. L’on découvre le germe de cette inversion au Concile lors de la discussion sur le schéma de l’Eglise dans le monde moderne (Gaudium et spes). Les cardinaux Brown et Ottaviani luttèrent vigoureusement contre cette nouveauté, mais il fallut l’intervention expresse de Paul VI pour la repousser (Cf. Ralph M. Wiltgen, Le Rhin se jette dans le Tibre, Editions du Cèdre, 4e éd., 1982, p. 267). Cependant le nouveau Code va consacrer l’inversion des fins du mariage à la suite du concile Vatican II. Là où le code traditionnel précise que “la fin primaire du mariage est la procréation et l’éducation des enfants ; la fin secondaire est l’aide mutuelle et le remède à la concupiscence“ (canon 1013), le nouveau code définit le mariage comme “une communauté de toute la vie ordonnée, par son caractère naturel, au bien des conjoints ainsi qu’à la génération et à l’éducation des enfants“ (canon 1055). Nous retrouvons cette inversion dans le Catéchisme de l’Eglise catholique (cf. §§ 1601, 2201 et 2368) entraînant un flou de mauvais aloi sur l’attitude que le catholique doit observer vis-à-vis de la régulation des naissances. ”
. Pacte (23 rue des Bernardins, 75005 Paris, 2,50 euros le numéro), publie, dans son n° 76, un entretien avec l’abbé de Cacqueray, supérieur du district de France de la FSSPX. L’abbé de Cacqueray reconnaît, au cours de l’entretien : “ sur la question épineuse entre toutes de la messe traditionnelle, nous arrivons à certains résultats ”. Il souhaite, à propos du concile Vatican II, “ accomplir le même genre de travail ” et il évoque le second symposium sur Vatican II qui se tiendra à Paris les 5 et 6 octobre prochains. Il précise : “ ce symposium est conçu comme un canon à quatre coups. Nous nous réunirons tous les ans jusqu’en 2005, pour fêter à notre manière les quarante ans de la clôture du Concile. ”
Sur le concile, on peut aussi signaler l’ouvrage de l’abbé de Tanoüarn, Vatican II et l’Evangile (Editions Servir, 15 rue d’Estrées, 75007 Paris, 332 pages, 15 euros). Un ouvrage qui contient des analyses impressionnantes, mais avec lequel on ne sera pas toujours d’accord. Nous y reviendrons.
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[1] En français mais auprès d’un éditeur italien :
Graphos
Campetto, 4
I – 16123 Genova
[2] Le passage est souligné par R. Faurisson qui cite le texte original italien, “ progressivo deperimento ”, souvent traduit par “ extermination progressive ”.