31 août 1976

[Jean-Claude Escaffit et Robert Ackermann - la Croix] Paul VI : «Une attitude de défi, un cas regrettable»

SOURCE - La Croix - 31 aout 1976

Par Jean-Claude Escaffit et Robert Ackermann, envoyés spéciaux à Lille

Paul VI a invité dimanche les sept mille Italiens et étrangers, réunis à Castel Gandolfo pour l’Angelus, ainsi que tous ceux qui l’écoutaient à la radio, à unir leurs prières à la sienne. Il
faut prier, a-t-il dit, « pour la concorde, l’unité et la paix à l’intérieur de l’Église », afin qu’« elle soit toujours fidèle au désir suprême du Christ qui l’a voulue à la fois une et catholique, comme une communion universelle de fidèles vivant dans la même foi et dans la même charité ».

Le Pape a attribué à ce moment de prière, au moment où Mgr Lefebvre célébrait la messe à Lille, une signification précise : « Ce moment, a-t-il déclaré, doit confirmer en nos consciences l’adhésion ferme et filiale à notre Église troublée et déchirée à présent par différents cas de contestation qui tendent à soustraire leurs promoteurs et leurs adeptes à la vraie solidarité ecclésiale. Il s’agit d’une contestation qui tend aussi à les pousser sur les voies fuyantes d’opinions personnelles, dispersives et destructives de la famille unie, authentique et unique du Christ. »

Paul VI, sans citer le nom de Mgr Lefebvre, a poursuivi : « Un de ces cas douloureux et maintenant le plus grave – inutile de le cacher – est celui d’un de nos frères dans l’épiscopat que nous avons toujours estimé et vénéré. Malgré nos exhortations, il a commis une grave infraction à une loi de l’Église en conférant indûment ces ordinations sacrées. Il a encouru ainsi la suspension de l’exercice des facultés sacerdotales prévue par le Code de droit canonique. »

« Cependant, a dit encore le Pape, nous apprenons que ce frère, dans une attitude de défi envers ces clés mises dans nos mains par le Christ, veut s’arroger le droit célébrer des actes de culte et de ministère sans la réconciliation préalable, due et attendue, avec l’Église de Dieu. »

« Nous sommes très peinés et, certainement, vous aussi », a ajouté le Pape, s’écartant du texte officiel diffusé par la salle de presse du Vatican. « Mettons ensemble ce cas regrettable au cœur de notre prière avec un humble espoir. C’est une occasion pour nous de vous répéter, à vous, fils bons et sensibles aux amertumes qui affligent la sainte Église, combien il est nécessaire de renforcer notre véritable sens de l’Église, sans nous laisser déprimer par les exemples, aujourd’hui malheureusement fréquents, d’attitudes incorrectes à son égard. »

« Il faut que notre amour pour l’Église, a dit encore le Pape, revenant au texte officiel, augmente en suivant la ligne dans laquelle le Christ l’a aimée jusqu’à se sacrifier pour elle. C’est-à-dire, a conclu Paul VI, jusqu’à lui être fidèle, au milieu du tumulte de l’histoire, avec la conscience profonde de ce qu’elle est dans le dessein divin et avec une force d’âme généreuse et cohérente. »

[La Croix] Le refus du Concile - L’éditorial de Jean Potin

SOURCE - Jean Potin - La Croix - 31 août 1976

La messe célébrée, hier, à Lille, a consommé la rupture de Mgr Lefebvre avec l’ensemble de l’Église catholique. Le schisme existe de fait maintenant, même s’il n’est pas exprimé par une excommunication solennelle. C’est un drame pour l’Église, une souffrance pour chaque chrétien, car toute division est une atteinte à l’amour et à l’unité que le Christ a voulus entre ceux qui croient en lui.

Le discours que Mgr Lefebvre a prononcé au cours de cette messe a clairement manifesté le sens qu’il donnait à sa rupture avec le Pape et l’ensemble des évêques. Certains catholiques ont
pu penser que le mouvement lancé par lui visait simplement à restaurer le latin dans la liturgie, à redresser les abus commis par certains prêtres au nom de la réforme liturgique voulue par le Concile, à freiner l’engagement, à gauche d’une trop grande part du clergé. C’est pourquoi beaucoup avaient accueilli avec satisfaction son entreprise d’assainissement de l’Église. La hiérarchie devra tenir compte de cette aspiration qui s’est exprimée ces jours derniers dans l’ensemble du peuple chrétien.

Mais le discours de Mgr Lefebvre reprenant des déclarations antérieures et la dernière lettre qu’il avait adressée au Pape le 17 juillet, aura permis de découvrir la raison profonde de sa rupture avec Rome. Ce qu’il conteste et rejette, c’est la totalité du Concile, qui serait la négation de vingt siècles de christianisme, et une œuvre encore plus pernicieuse que la Révolution française

Nous ne pouvons pas développer ici les implications politiques de ces prises de position, la nostalgie des États catholiques, le refus de la démocratie, l’encouragement de fait à certaines formes de fascisme. Mgr Lefebvre veut lier l’Église aux courants politiques d’extrême droite, en même temps qu’il reproche à des prêtres de soutenir la gauche. Il crée à nouveau la confusion entre le temporel et le spirituel, cette confusion qui a fait tant de mal à l’Église et qui souvent l’a détournée au cours des siècles de sa mission spirituelle.

Mgr Lefebvre rejette le Concile dans sa totalité. Il l’accuse d’avoir fait capituler l’Église devant le monde moderne. Certes, il sera toujours difficile aux chrétiens d’être dans le Monde, sans être du monde, c’est-à-dire sans se compromettre avec le péché omniprésent. Mais c’est aux hommes d’aujourd’hui, marqués par une histoire, une culture, que l’Église doit faire découvrir la personne du Christ et annoncer l’Évangile. Telle a été la visée fondamentale du Concile.

Il a voulu faire entrer l’Église dans le dynamisme d’une histoire humaine qui est appelée à s’insérer dans la volonté d’amour de Dieu pour tous les hommes. Il appelle tous les chrétiens à participer à cette œuvre, et c’est pourquoi le Concile définit l’Église comme Peuple de Dieu, et non plus comme une société pyramidale où la base n’aurait qu’à être passive. Le Concile n’a pas ouvert une route facile, il est exigeant et cette exigence s’adresse à tous.

La réforme liturgique a cherché à répondre aux besoins actuels de l’Église. La nouvelle liturgie est plus exigeante que l’ancienne, car elle ne veut pas s’adresser seulement au cœur, elle veut
aussi éclairer l’intelligence, car la liturgie est aussi une catéchèse. D’abord en s’exprimant dans la langue de tous les jours. Mais aussi en faisant connaître les textes essentiels de l’Écriture, de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le retour à l’Écriture est un des points essentiels de l’aggiornamento voulu par le Concile qui a promulgué précisément une constitution dogmatique sur la Révélation.

Il se pourrait que la nouvelle liturgie soit froide, trop intellectuelle. Mais elle n’est encore qu’à ses débuts. Il a fallu plusieurs siècles pour constituer le répertoire grégorien ; on doit avouer que tous les morceaux dans celui-ci n’étaient pas de la même qualité. Pourquoi dénigrer systématiquement tous les essais actuels, pourquoi ne pas plutôt les encourager ?

Ce sont les évêques du monde entier autour du Pape qui ont donné à l’Église les textes conciliaires pour qu’ils éclairent sa marche. L’Esprit Saint parle à travers eux, et il s’adresse aux Églises du monde entier. Le schisme, au contraire, est toujours repliement sur soi-même, il oublie que le Christ est venu pour tous les hommes.

L’Église est plus vaste que notre civilisation gréco-latine, qui n’est présente que sur un espace restreint du vaste univers et qui ne sera qu’une étape provisoire dans le développement de l’esprit humain. Comment en faire le point définitif et culminant ? L’Église au cours de son histoire a dû affronter à plusieurs reprises de nouvelles cultures. Et c’est bien une nouvelle culture qu’aujourd’hui elle doit évangéliser.

20 août 1976

[Père Congar, op - La Croix] A propos d'Ecône et de la présente tempête. De quoi s'agit-il ?

SOURCE - Père Congar, op - La Croix - 20 août 1976

A propos d'Ecône et de la présente tempête. De quoi s'agit-il ? 
Etude du P. Congar, O.P., du 20 août 1976

Il arrive dans les familles ou entre amis qu'une brouille se perpétue. On répète bien le motif initial de la mésentente, mais c'est surtout la durée de celle-ci qui s'alimente elle-même. Il faudrait pouvoir revenir au point zéro et, sans le poids de la durée, de l'entêtement à avoir raison, sans le durcissement passionnel de résolutions qui dépassent beaucoup leurs justifications réelles, retrouver la fraîcheur et la liberté d'une évaluation sereine. Ah! la question de Foch: « De quoi s'agit-il? » C'est cette question que nous voulons poser à ceux, nombreux et sincères, que le drame entre Ecône et Rome — cette expression est de Mgr Marcel Lefebvre — a jetés dans un trouble grave et douloureux. Oui, de quoi s'agit-il? (1)
Des généralisations injustes
De mises en question, d'excès, de fantaisies liturgiques, de politisation de mouvements et d'activités d'Eglise? Nous ne leur cédons pas, nous les critiquons. Dans une situation très difficile, le Saint-Père fait ce qu'il peut pour rétablir la vérité de la doctrine et de la discipline sans provoquer d'irrémédiables déchirures. Mais je veux à ce sujet noter deux choses.

1° Ceux qui agissent ainsi, ou bien ne se réfèrent nullement au Concile, ou bien s'y réfèrent en l'outrepassant et sans vérité.

2° Je récuse absolument la généralité de propos du type: « On ne prêche plus la grâce, ou le péché »; « Les prêtres ne croient plus à... »

C'est une énorme injustice à l'égard de milliers de chrétiens et de prêtres fidèles. C'est une rumeur infâme. C'est une intolérable intoxication de l'opinion. S'il y a des faits répréhensibles, qu'on les dénonce, en toute charité, avec précision, ponctuellement. Alors nous serons d'accord.
La Déclaration du Concile sur la liberté religieuse
De quoi s'agit-il? Du Concile. Ceux qui le vitupèrent en ont-ils vraiment connaissance? Un prêtre étranger, qui a passé deux ou trois semaines à Ecône, m'a dit que la lecture de Vatican II n'y est pas permise, que le professeur de dogme ne connaît pas la constitution dogmatique Lumen gentium sur l'Eglise. Est-ce exact? Mgr Lefebvre attaque particulièrement la Déclaration sur la liberté religieuse. A l'entendre, on pourrait croire que ce document prône l'indifférentisme. Il n'en est rien. Qu'on le lise sans passion. On s'étonnera plutôt qu'il en ait tant soulevé. Il dit simplement que nul ne peut être empêché par un pouvoir humain de suivre sa conscience ni d'exprimer ses convictions « dans de justes limites ».

Mgr Lefebvre dit: C'est contraire à la tradition catholique, à l'enseignement des papes. La tradition est-elle qu'on peut contraindre à croire ou à se taire? Il a existé des faits en ce sens, qui ont leur explication dans un certain état historique des idées et du droit, mais on peut aligner une suite de déclarations contraires. Le P. John Courtney Murray, qui appartenait à l'élite de l'élite intellectuelle et religieuse, a montré que, tout en disant matériellement le contraire du Syllabus — celui-ci est de 1864 et il est, Roger Aubert l'a prouvé, conditionné par des circonstances historiques précises —, la Déclaration était la suite du combat par lequel, face au jacobisme et aux totalitarismes, les papes avaient de plus en plus fortement mené le combat pour la dignité et la liberté de la personne humaine face à l'image de Dieu. La Déclaration le dit à la fin de son numéro 1 que j'invite nos frères d'Ecône à relire ou à lire.
Le contrecoup de la crise qui secoue le monde
Certains rendent le Concile responsable de la crise actuelle. Qu'il ait facilité une liberté de pensée, de parole, d'initiatives, je l'admets. Que certains en aient abusé, c'est exact. Mais la crise actuelle est, de façon beaucoup plus décisive, le contrecoup, dans l'Eglise, de la crise cosmique qui secoue le monde. Sauf à se constituer en un ghetto fortifié, il est impossible qu'on ne ressente pas, dans l'Eglise, les effets de la fantastique mutation à l'oeuvre dans le monde, et d'abord dans un Occident saturé.

On peut même penser que la crise ne serait pas aussi forte si les autorités n'avaient pas, pendant trop longtemps, gêné la recherche plutôt qu'elles ne l'ont dirigée. Mais je ne peux en quelques mots, que dire sans assez de précisions et de nuances ce qui en demanderait d'attentives. Il s'agit d'une analyse de situation et de causes. C'est un point où je prendrais sans doute quelques distances à l'égard d'amis tels que Gérard Soulages et André Piettre.
« La messe de Saint Pie V »
De quoi s'agit-il? De l'Eucharistie et de la Prêtrise, deux réalités très saintes. J'ai été ordonne le 25 juillet 1930. Je célèbre tous les jours. Parfois, quand son tour revient, selon la Prière eucharistique I, qui est le canon romain. Parfois même en latin. Qu'est-ce qui me différencie alors des prêtres d'Ecône, des abbés Coache ou Ducaud-Bourget? Simplement le fait que je célèbre aussi en usant des autres prières eucharistiques, celles dont usent chaque jour deux mille évêques et quatre cent mille prêtres catholiques à travers le monde. Elles n'exprimeraient pas l'idée de sacrifice? Ce n'est pas vrai, le mot même revient deux fois dans l'offertoire, et la Prière eucharistique III est on ne peut plus explicite. Quant à la II, on sait qu'elle reprend le texte eucharistique le plus ancien que nous possédions, celui de saint Hippolyte. Ecône, Coache, Ducaud-Bourget ont fait de « la messe de saint Pie V » une sorte de mythe qui ne répond pas à la réalité.

Le Concile de Trente a chargé la papauté de publier un Missel et une traduction standard des saintes Ecritures, cela a été le Missel de Pie V, 1570, et la Vulgate de Sixte V, 1590. Tout comme Vatican II a chargé la papauté de faire aboutir la réforme liturgique préparée par soixante ans de mouvement liturgique, par des études historiques très sérieuses, par la Constitution conciliaire (un texte rédigé avant le Concile par la Commission préparatoire). Il est vrai que toucher à la messe est très grave. On ne peut le faire qu'en modifiant l'expression et les gestes, non la foi qu'ils traduisent.

Arrive-t-il que certaines fantaisies trahissent cette exigence? On le dit. Si c'est vrai, je le désapprouve sans ambiguïté et ne m'y associerai pas. Est-ce le cas du rite et des prières eucharistiques approuvés par l'autorité pastorale légitime? Non. Les livres de Dom Oury et de Dom Paul Nau, tous deux moines de Solesmes, sont suffisamment probants (2). Mais, avec une masse de catholiques, je dis qu'on devrait laisser ceux qui le veulent célébrer selon le Missel de saint Pie V s'ils n'en faisaient pas un cheval de bataille contre la réforme liturgique approuvée par l'autorité pastorale.

L'Eucharistie « cheval de bataille »! Le corps sacrifié et le sang versé de Jésus, moyens de protestation! Est-ce possible?
Le discours de Mgr Lefebvre à l'ordination du 29 juin 1976
Deux choses doivent être relevées ici dans le discours que Mgr Lefebvre a prononcé au cours de l'ordination du 29 juin 1976 à Ecône, car cela ne va pas.

1° II accuse le nouveau rite de célébration eucharistique de faire célébrer l'assemblée, de faire venir le pouvoir du peuple et d'en bas, non d'en haut: « Cette messe n'est plus une messe hiérarchique, c'est une messe démocratique. » Je passe pour le moment sur ce que ces mots témoignent d'un fond politique des attitudes prises. Après tout, il est permis d'être contre la démocratie; le tout est de l'être intelligemment. Mais la question est théologique. Elle est résolue par le Concile de Trente qui enseigne: le Christ a laissé à son Eglise le sacrement de sa Pâque à célébrer par l'Eglise par (le ministère des) prêtres, « seipsum ab Ecclesia per sacerdotes sub signis visibilibus immolandum » (Denz.Sch. 1741). C'est bien l'ecclesia qui célèbre, par le ministère des prêtres ordonnés.

2° Voulant exalter la dignité des prêtres qu'il allait ordonner, Mgr Lefebvre a déclaré: « Ils seront des hommes, je dirais presque, qui participeront à la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ par son caractère sacerdotal. [...] La grâce à laquelle ces jeunes prêtres vont participer n'est pas la grâce sanctifiante dont Notre-Seigneur Jésus-Christ nous fait participer par la grâce du baptême. C'est la grâce d'union, cette grâce d'union unique en Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Le vocabulaire de la participation est toujours difficile à manier, mais ici les formules sont, telles quelles, insoutenables. La qualité sacerdotale du Christ est une qualité qui vient à son humanité du fait de l'assomption de celui-ci par la Personne du Verbe de Dieu (union hypostatique), qui consacre cette humanité (idée d'onction) à un service absolu du Dieu très saint, capable de communiquer aux hommes sainteté et salut. Par l'ordination, nous sommes, à cette image, consacrés à servir d'instruments à cette activité sanctifiante que le Christ daigne exercer par nous. Cela nous fait « participer » à cette consécration de son humanité, non à la grâce d'union comme telle.
Acculé au schisme
Et cela dans une Eglise qui a ses structures de bon ordre. Il existe de par le monde quelque deux cents episcopi vagantes, naguère étudiés en détail par A. J. Macdonald et par H. R. T. Brandreth. Ce sont des évêques qui n'ont pas de diocèse régulier, parfois une petite communauté personnelle et qui vont, accomplissant des confirmations ou des ordinations. Je n'assimile pas Mgr Lefebvre à un episcopus vagans. Son cas est tout à fait particulier et d'une qualité morale subjective incontestée. Mais que représentent sa situation et son action au regard d'une saine ecclésiologie soit de l'Eglise locale (diocèse), soit de la communion universelle à laquelle préside l'évêque de Rome, successeur de Pierre, soit des institutions religieuses qui ont un statut canonique précis? Il y a de belles formules: « ma profonde soumission au Successeur de Pierre que je renouvelle dans les mains de Votre Sainteté ». La voix est la voix de Jacob, mais les actes sont d'Esaü. Il doit lui-même être déchiré dramatiquement, douloureusement. Contre son âme profonde, contre son intention foncière, il s'accule au schisme: « autel contre autel ».

L'Eglise, dit-il, continue à Ecône; c'est le Pape, ce sont les quelque 2 250 chefs de diocèses ou circonscriptions ecclésiastiques en communion avec lui qui seraient schismatiques? Cela ne tient pas! « Securus judicat Orbis terrarum », écrivait saint Augustin. L'univers entier est un critère sûr. Lorsque, revenant du Ier concile du Vatican (en 1870) l'archevêque de Munich invita les professeurs de la faculté de théologie à travailler pour la Sainte Eglise, Doellinger répliqua sèchement: « Oui, pour l'ancienne Eglise! » Il n'y a qu'une Eglise, reprit l'archevêque, il n'y en a pas de nouvelle ou d'ancienne. « On en a fait une nouvelle », répliqua Doellinger qui, n'ayant jamais voulu se dire « vieux catholique », mourut en catholique excommunié, selon la qualité qu'il se reconnaissait à lui-même.
« La messe de toujours»
Monseigneur, c'est impossible, n'est-ce pas? Du reste, on n'a pas fait une autre Eglise, pas plus qu'une autre Eucharistie. Mais ici, je dois dire un mot de la Tradition.

Vous dites: « La messe de la Tradition, la messe de toujours. » Vous entendez par là, telle quelle, celle du Missel publié par Pie V en 1570, Mais cette messe-là était celle qu'avait célébrée saint Marcel, Pape, votre patron, avant la paix constantinienne, et même celle que Jésus a célébrée la veille de sa passion: car toutes nos consécrations se font par la vertu des paroles qu'il a prononcées ce soir-là! Mais il est évident qu'entre la Cène du Cénacle, la Rome de l'an 300, le Missel de 1570, la forme de la célébration a changé. La Tradition est transmission et adaptation. Pour être transmis, il faut être reçu; pour être reçu, il faut être compris. Il y a dans la Tradition quelque chose d'absolu et quelque chose de relatif, d'historique. C'est une erreur que d'absolutiser l'historique, si vénérable soit-il. C'est ce que font les tenants entêtés du Missel de 1570, en mettant dans leur entêtement l'absolu de la fidélité qu'ils donnent, avec raison, à l'Eucharistie de toujours. Mais la messe n'a été la messe de toujours qu'en passant par certains changements de formes.

Cela ne signifie pas qu'on puisse tout changer, ni tout le temps. Je concède pour ma part qu'en quelques matières on a procédé trop vite et surtout sans assez efficacement expliquer. Mais quand on participe, serait-ce à la télévision, à des célébrations vraiment communautaires, on mesure le bénéfice global de la réforme liturgique qui, du reste, reprend si souvent les dispositions d'une tradition plus ancienne, pleine de la sève des Pères. C'est pourquoi aussi, et pas pour une autre raison, certains protestants, qui ont fait eux-mêmes un ressourcement au-delà du XVIe siècle, ont pu déclarer s'y retrouver.
La seule solution
Jeunes gens et moins jeunes d'Ecône, catholiques et prêtres qui voulez être fidèles à la forme de foi et de pratique de votre enfance, écoutez, à travers les paroles d'un homme passionné de Jésus-Christ, de son Evangile et de son Eglise, la voix de votre propre conscience chrétienne. La révolte? C'est impossible. Voyez où elle a mené Luther, Doellinger, de grands esprits cependant. Elle mènerait au schisme. Si les mesures qui frappent Ecône sont si lourdes, c'est parce que la création d'un ministère irrégulier a toujours été le moment décisif d'une rupture: l'histoire de Wesley à l'égard de la Communion anglicane est typique à ce sujet. Et tant d'autres! Tout ce qui a été fait par vous dans la Communion catholique actuelle et vivante devra y trouver sa place et y demeurer. Je ne vois qu'une solution: vous dépassionner, critiquer calmement, lucidement, les attitudes de manichéisme, finalement sectaires, qui voient tout en noir ici, tout en blanc là. C'est une maladie qui sévit en France où tout prend finalement les allures d'une guerre de religion.

Etudier tranquillement le Concile et faire un effort serein pour comprendre le mouvement présent de l'Eglise. Puis remettre vos générosités à la disposition d'une Eglise maternelle, d'un Père commun qui vit trop douloureusement le drame des crises présentes pour garder un visage sévère le jour où vous viendrez lui offrir votre humble service. En dehors de cela, vous courrez en vain (cf. Ga 2, 2). Vous ajouterez vos coups aux blessures d'une Eglise d'autant plus aimée qu'elle souffre, non seulement de ses maux internes, mais de tous les drames du monde Elle ne peut être l'Eglise de toujours aujourd'hui qu'en étant autre, en quelque façon, que l'Eglise d'hier. Rendez-vous compte des conditions si difficiles dans lesquelles l'Evangile doit être annoncé, vécu et célébré aujourd'hui. Ne vous isolez pas de ceux qui essaient de le faire. Nous l'aimons. Nous vous aimons. Au service et à l'honneur de Dieu Père, Fils et Saint-Esprit.

Fr. YVES CONGAR
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Notes

(1) Cette étude a paru dans la Croix du 20 août 1976. Texte original, sous-titres de la DC.
(2) Dom Guy OURY, la Messe, de saint Pie V à Paul VI. Solesmes, 1975, Dom Paul NAU, le Mystère du Corps et du Sang du Seigneur. La messe d'après saint Thomas d'Aquin, son rite d'après l'histoire. Solesmes, 1976.

6 août 1976

[André Vimieux - Témoignage Chrétien] La rébellion de Mgr Lefebvre - le schisme?

SOURCE - André Vimieux - Témoignage Chrétien - 5 août 1976

DANS NOS ARCHIVES - TC n°1674 - En 1976, aux yeux du Vatican, la Fraternité Saint-Pie-X n'existe plus juridiquement. En juin de cette année-là,  Mgr Marcel Lefebvre a ordonné treize prêtres sans accord de sa hiérarchie. Le 22 juillet, Paul VI a alors suspendu l'évêque de ses droits à célébrer la messe et dissous son institut. Celui-ci, créé en 1970, avait pourtant été pendant cinq ans reconnu par le Saint-Siège. Si l'on n'en est pas encore à la rupture officielle (1988), la situation est déjà très tendue.  
 
Cette fois, l'épiscopat français se met en branle. Devant la rébellion de Mgr Lefebvre, un évêque français, ancien archevêque de Dakar, puis de Tulle, ancien supérieur général des spiritains, les désapprobations se multiplient. Déjà le cardinal Marty, archevêque de Paris, avait protesté lors de la messe célébrée, dans la capitale, aux arènes de Lutèce, par un jeune prêtre, tout frais promu du séminaire intégriste d'Ecône. 
 
Depuis que le Vatican a décidé de suspendre Mgr Lefebvre « a divinis », c'est-à-dire de lui interdire de distribuer les sacrements et de célébrer la messe, celui-ci refuse de s'incliner. On lui a prêté l'intention de dire une messe publique, selon le rite de Saint-Pie-V, à Lille, le 29 août 1976. Il serait prêt, dit-on, à y renoncer pour « éviter des complications ». 

L'évêque du lieu, Adrien Gand, qui se serait volontiers passé sans doute de cette dissidence ouverte par un homme originaire du Nord – Mgr Lefebvre est natif de Tourcoing – vient de réagir. Dans un entretien avec Luc Verschave de La Voix du Nord, il affirme que l'attitude de Mgr Lefebvre lui « paraît grave parce qu'elle risque d'entrainer un phénomène sectaire ».
 
« Par un étrange paradoxe, dit l'évêque de Lille, Mgr Lefebvre qui reproche à l'Église actuelle son « protestantisme » se range parmi ceux qui élèvent au-dessus de tout leur interprétation personnelle sans référence au magistère. » Comme en écho l'évêque de Saint-Dié, Jean Vilnet, constate « un fait historique troublant : après la plupart des grands conciles, qui s'efforcent d'améliorer et de vivifier le comportement de notre Église, des groupes obstinés dans ce qu'ils estiment la vraie voie, la leur, se coupent de l'Église, fondant en quelque sorte leur Église à eux ».
 
Le cardinal Renard, archevêque de Luçon, invite de son côté les fidèles à rester « indéfectiblement unis au pape », thème repris également par la « Semaine religieuse » du diocèse d'Aix et d'Arles.

Et, enfin, de retour d'un voyage en URSS sur invitation de l'Église orthodoxe, le président de la Conférence épiscopale française, Roger Etchegaray, s'adresse « à tous les catholiques de France » pour exprimer sa « profonde tristesse » « de voir un évêque discréditer systématiquement le dernier concile ». Il faut « du tact, du temps... surtout une fidélité à toute épreuve » pour faire passer dans la vie quotidienne du peuple de Dieu l'enseignement et les décisions d'un Concile, déclare Mgr Etchegaray et, dit-il, « le drame de Mgr Marcel Lefebvre doit interroger chacun de nous ».
 
« Voici pour nous tous, poursuit-il, l'heure de nous demander devant Dieu si nous n'avons rien tronqué ni altéré dans la mise en œuvre du Concile. » Mais affirme-t-il, « dès qu'il s'agit de sauvegarder la foi, l'unité de l'Église garantie par la communion avec le pape passe avant tout le reste »
 
En somme, les évêques français paraissent redouter que le « schisme » – terme mentionné pour la première fois par l'Osservatore Romano – de Mgr Lefebvre ne prenne quelque ampleur. Pourtant, les traditionalistes eux-mêmes paraissent divisés. Les « silencieux de l'Église » de Pierre Debray ne suivent pas Mgr Lefebvre, le périodique L'Homme nouveau reste muet sur ce sujet. N'est-ce pas, alors, en train de majorer un mouvement somme toute limité à des cercles restreints ? La grande presse et les médias audiovisuels, faute d'autres sujets, mènent grand bruit sur les sanctions qui frappent Mgr Lefebvre.
 
Mais qui, hier, parmi eux, parlait des menaces de réduction à l'état laïc qui pèsent en Italie sur Don Franzoni, ex abbé bénédictin de Saint-Paul-hors-les-murs, pour avoir, entre autres, aux dernières élections invité à soutenir des listes communistes où figuraient des chrétiens? 
 
Article publié jeudi 5 août 1976, dans le TC n°1674.

5 août 1976

4 août 1976

[Mgr Lefebvre - Le Figaro] Interview de Mgr Lefebvre faite à Ecône, le 2 août 1976

Mgr Lefebvre - Le Figaro - 4 août 1976

Le Figaro : « Après la mesure de suspense a divinis qui l'a frappé, Mgr Lefebvre n'envisage nullement de se soumettre. Il ne croit pas à la possibilité d'un rapprochement avec Rome et n'exclut pas le risque d'une excommunication prononcée contre lui et ses disciples. » 

"Monseigneur, n'êtes-vous pas au bord du schisme ?"

"C'est la question que se posent beaucoup de catholiques à la lecture des dernières sanctions prises par Rome contre nous ! Les catholiques, pour la plupart, définissent ou imaginent le schisme comme la rupture avec le pape. Ils ne poussent pas plus loin leur investigation. Vous allez rompre avec le pape ou le pape va rompre avec vous, donc vous allez au schisme.

"Pourquoi rompre avec le pape est-ce faire schisme ? Parce que là où est le pape là est l'Église catholique. C'est donc en réalité s'éloigner de l'Eglise catholique. Or l'Eglise catholique c'est une réalité mystique qui existe non seulement dans l'espace et sur la surface de la terre, mais aussi dans le temps et dans l'éternité. Pour que le pape représente l'Eglise et en soit l'image, il doit non seulement être uni à elle dans l'espace mais aussi dans le temps, l'Église étant essentiellement une tradition vivante. Dans la mesure où le pape s'éloignerait de cette tradition, il deviendrait schismatique, il romprait avec l'Eglise. Les théologiens comme saint Bellarmin, Cajetan, le cardinal Journet et bien d'autres ont étudié cette éventualité. Ce n'est donc pas une chose inconcevable.

"Mais, en ce qui nous concerne, c'est le Concile Vatican II et ses réformes, ses orientations officielles, qui nous préoccupent plus que l'attitude personnelle du pape, plus difficile à découvrir. Ce Concile représente, tant aux yeux des autorités romaines qu'aux nôtres, une nouvelle Eglise qu'ils appellent l'Eglise conciliaire.

"Nous croyons pouvoir affirmer, en nous en tenant à la critique interne et externe de Vatican II, c'est-à-dire en analysant les textes et en étudiant les avenants et aboutissants de ce Concile, que celui-ci, tournant le dos à la Tradition et rompant avec l'Eglise du passé, est un Concile schismatique. On juge l'arbre à ses fruits. Désormais, toute la grande presse mondiale, américaine et européenne, reconnaît que ce Concile est en train de ruiner l'Eglise catholique à tel point que même les incroyants et les gouvernements laïcs s'en inquiètent.

"Un pacte de non-agression a été conclu entre l'Eglise et la maçonnerie. C'est ce qu'on a couvert du nom d'aggiornamento, d'ouverture au monde, d'oecuménisme. Désormais, l'Eglise accepte de n'être plus la seule religion vraie, seule voie de salut éternel. Elle reconnaît les autres religions comme des religions soeurs. Elle reconnaît comme un droit accordé par la nature de la personne humaine que celle-ci soit libre de choisir sa religion et qu'en conséquence un État catholique n'est plus admissible.

"Admis ce nouveau principe, c'est toute la doctrine de l'Eglise qui doit changer son culte, son sacerdoce, ses institutions. Car tout jusqu'alors dans l'Eglise manifestait qu'elle était seule à posséder la Vérité, la Voie et la Vie en Notre-Seigneur Jésus-Christ qu'elle détenait en personne dans la sainte Eucharistie, présent grâce à la continuation de Son sacrifice. C'est donc un renversement total de la tradition et de l'enseignement de l'Eglise qui s'est opéré depuis le Concile et par le Concile.

"Tous ceux qui coopèrent à l'application de ce bouleversement acceptent et adhèrent à cette nouvelle Eglise conciliaire, comme la désigne Son Excellence Mgr Benelli dans la lettre qu'il m'adresse au nom du Saint-Père, le 25 juin dernier, et entrent dans le schisme.

"L'adoption des thèses libérales par un concile ne peut avoir eu lieu que dans un concile pastoral non infaillible et ne peut s'expliquer sans une secrète et minutieuse préparation que les historiens finiront par découvrir à la grande stupéfaction des catholiques qui confondent l'Église catholique et romaine éternelle avec la Rome humaine et susceptible d'être envahie par des ennemis couverts de pourpre.

"Comment pourrions-nous, par une obéissance servile et aveugle, faire le jeu de ces schismatiques qui nous demandent de collaborer à leur entreprise de destruction de l'Église ?

"L'autorité déléguée par Notre-Seigneur au pape, aux évêques et au sacerdoce en général est au service de la foi en sa divinité et de la transmission de Sa propre vie divine. Toutes les institutions divines ou ecclésiastiques sont destinées à cette fin. Tous les droits, toutes les lois, n'ont pas d'autre but. Se servir du droit, des institutions, de l'autorité pour anéantir la foi catholique et ne plus communiquer la vie, c'est pratiquer l'avortement ou la contraception spirituelle. Qui osera dire qu'un catholique digne de ce nom peut coopérer à un crime pire que l'avortement corporel ?

"C'est pourquoi nous sommes soumis et prêts à accepter tout ce qui est conforme à notre foi catholique, telle qu'elle a été enseignée pendant deux mille ans, mais nous refusons tout ce qui lui est opposé.

"On nous objecte : c'est vous qui jugez de la foi catholique. Mais n'est-ce pas le devoir le plus grave de tout catholique de juger de la foi qui lui est enseignée aujourd'hui par celle qui a été enseignée et crue pendant vingt siècles et qui est inscrite dans des catéchismes officiels comme celui de Trente, de saint Pie X et dans tous les catéchismes d'avant Vatican II ? Comment ont agi tous les vrais fidèles face aux hérésies ? Ils ont préféré verser leur sang plutôt que de trahir leur foi.

"Que l'hérésie nous vienne de quelque porte-parole que ce soit aussi élevé en dignité qu'il puisse être, le problème est le même pour le salut de nos âmes. A ce propos il y a chez beaucoup de fidèles une ignorance grave de la nature et de l'extension de l'infaillibilité du pape. Beaucoup pensent que toute parole sortie de la bouche du pape est infaillible.

"D'autre part, s'il nous apparaît certain que la foi enseignée par l'Église pendant vingt siècles ne peut contenir d'erreur, nous avons beaucoup moins l'absolue certitude que le pape soit vraiment pape. L'hérésie, le schisme, l'excommunication ipso facto, l'invalidité de l'élection sont des causes qui éventuellement peuvent faire qu'un pape ne l'ait jamais été ou ne le soit plus. Dans ce cas, évidemment très exceptionnel, l'Eglise se trouverait dans une situation semblable à celle qu'elle connaît après le décès d'un souverain pontife.

"Car enfin un problème grave se pose à la conscience et à la foi de tous les catholiques depuis le début du pontificat de Paul VI. Comment un pape vrai successeur de Pierre, assuré de l'assistance de l'Esprit-Saint, peut-il présider à la destruction de l'Église, la plus profonde et la plus étendue de son histoire en l'espace de si peu de temps, ce qu'aucun hérésiarque n'a jamais réussi à faire ?

"À cette question il faudra bien répondre un jour, mais laissant ce problème aux théologiens et aux historiens, la réalité nous contraint à répondre pratiquement selon le conseil de saint Vincent de Lérins : «Que fera donc !e chrétien catholique si quelque parcelle de l'Eglise vient à se détacher de la communion de la loi universelle ? Quel autre parti prendre sinon préférer au membre gangrené et corrompu, le corps dans son ensemble qui est sain, et si quelque contagion nouvelle s'efforce d'empoisonner, non plus une petite partie de l'Eglise mais l'Eglise tout entière à la fois ! Alors encore son grand souci sera de s'attacher à l'antiquité, qui, évidemment, ne peut plus être séduite par aucune nouveauté mensongère !»

« Nous sommes donc bien décidés à continuer notre oeuvre de restauration du sacerdoce catholique quoi qu'il arrive, persuadés que nous ne pouvons rendre de meilleur service à l'Eglise, au pape, aux évêques et aux fidèles. Qu'on nous laisse faire l'expérience de la tradition. »